Le Désespéré

Chapitre 13

 

La victuaille fut copieuse et d’une culinarité sublime. Pendantquelque temps, on n’entendit que le bruit des mandibules et de lavaisselle, accompagné, en dessous, du gargouillement hoqueté de lacommençante déglutition des vieux. Une parole susurrée ondulaitvaguement autour de la table immense, préliminaire d’uneconversation générale qui cherchait à se préciser. Desinterjections brèves, des exclamations suspendues, de timidesinterrogats, de préhistoriques facéties et des calembourstertiaires faufilaient peu à peu la rumeur joyeuse, en attendantqu’elle éclatât comme une fanfare, sous l’excitation des puissantsvins.

Beauvivier, flanqué à sa droite de Marchenoir et tamponné à sagauche de Chaudesaigues, s’efforçait, assez vainement, d’établir, àtravers sa propre personne, un courant d’électricité cordiale entreses deux voisins immédiats. Marchenoir, impraticable autant qu’uncréneau couvert de givre, répondait, en mangeant, avec uneconcision boréale qui faisait tousser Chaudesaigues.

Néanmoins, Properce, aussi sagace que patient, calculait quel’anachorète finirait par s’allumer, comme un pyrophore, àl’oxygène ambiant de la sottise générale et qu’alors il éructeraitun de ces paradoxes véhéments, dont on le savait coutumier, et dontla promesse, glissée sournoisement à quelques oreilles, faisaitpartie du menu de cet étonnant festin. Il avait même donné demachiavéliques instructions pour qu’on fût très attentif à ne pasle laisser expirer de soif…

Après pas mal de bourdonnements et d’incohérence de propos, laconversation finit par se fixer, à l’autre bout de la table, surl’événement de la veille dont tous les journaux avaient retenti. Ils’agissait du duel, aussi malheureux que ridicule, d’un confrèrecatholique assez indépendant, par miracle, et assez courageux pouravoir écrit un livre contre la société juive, mais assezinconséquent pour avoir accepté de croiser le fer avec l’un desplus décriés représentants de cette vermine. Or, ce duel avait étédes plus funestes. Le juif avait simplement assassiné le chrétien,aux applaudissements unanimes de la fripouille sémitique, et lajustice criminelle, pénétrée de respect pour cette potentate,n’avait pas informé contre l’assassin.

Il va sans dire que nul, parmi les convives, ne gémissaitamèrement sur la vitrine. La plupart, subventionnés par laSynagogue ou valets de coeur de la haute société juive, auraientestimé de fort mauvais goût de s’attendrir sur le juste châtimentd’un énergumène qui avait poussé l’insolence jusqu’à compisser leVeau d’or. On ne pouvait pas exiger, par exemple, que desromanciers aussi domestiqués que Vaudoré ou Dulauriers’indignassent de ce qui faisait la joie de leurs maîtres.

On discutait donc uniquement l’incorrection de cette rencontreau point de vue du sport, sans qu’une pensée ou un sentimentquelconques eussent la moindre occasion de se donner carrière dansle bavardage. Beauvivier espéra prématurément que son sauvageallait s’allumer.

– Que pensez-vous de cette affaire ? lui demanda-t-il.

La question, venant de ce juif, parut singulière à Marchenoir,qui comprit qu’on voulait le faire poser, et qui décida,sur-le-champ, de déconcerter de son calme le plus inquiétant lescepticisme malicieux de son questionneur.

– Je pense, dit-il, que c’est une sotte affaire. Que voulez-vousque je dise d’un malheureux homme qui démontre jusqu’à l’évidence,en plusieurs centaines de pages, que les juifs sont des voleurs,des traîtres et des assassins, une race de pourceaux illégitimesengendrés par des chiens bâtards, et qui se hâte, aussitôt après,d’accepter un duel avec le plus vil d’entre eux. Car ce pauvrediable a choisi, – tout le monde en conviendra, – l’adversaire leplus capable de l’égorger de ridicule, en supposant que l’autremanière n’eût pas réussi. Le courage de cette absurde victime est,d’ailleurs, incontestable. Son livre, quoique mal bâti et plusfaiblement écrit, lui faisait assez d’honneur. Il a été mal payéd’en désirer davantage. Quant aux circonstances mêmes du duel, elleme sont indifférentes. Le caractère connu du meurtrier autorise lemoins informé des Parisiens à préjuger hardiment l’assassinat.Seulement, il est heureux pour lui que je ne sois pas le frère dudéfunt…

Cela fut débité d’un ton exquis dont Marchenoir s’étonnalui-même. – Ils veulent me faire bramer comme un jeune daim,pensait-il, je vais leur dire tout ce qu’ils voudront, du même airque je commanderais une portion de tripes dans un restaurant.

– Que feriez-vous donc ? interrogea, à son tour, Denizot,qui passe généralement pour un oracle en matière de pointd’honneur.

– Je l’assommerais sans phrases et sans colère… rien qu’avec unbâton, répondit suavement Marchenoir, en regardant son assiette,pour ne pas voir le monocle du plus spirituel de noschroniqueurs.

L’attention devint générale. Le réfractaire excitait visiblementla curiosité. Il se souvint, par bonheur, du « complet triomphe »dont Beauvivier l’avait assuré, la veille, en le congédiant, et cefut avec une vigueur extraordinaire qu’il serra ses freins.

– Si je vous entends bien, dit alors le vicomte de Tinville, nonsans quelque hauteur, vous rejetez absolument la coutume duduel ?

– Absolument. Voudriez-vous m’apprendre, monsieur, comment jepourrais ne pas la rejeter ? Sans parler d’une certaineconsigne religieuse qui serait peu comprise, et que je n’auraisprobablement pas le courage de vous expliquer, il y a ceci qu’onoublie trop : Le duel est une prouesse de gentilshommes et noussommes des goujats. Des goujats sublimes, peut-être, mais enfin,d’irrémédiables goujats. A l’exception de quelques rarespersonnages, semblables à vous, – dont les ancêtres escaladèrentautrefois les murs de Jérusalem ou d’Antioche, – on ne voit pas quenous différions sensiblement de ces croquants, à qui l’on donnaitdeux triques énormes et le champ clos d’un large fossé, pour viderleurs querelles. Je vous avoue que le ridicule d’une épée dans lamain de gens de notre sorte a toujours été terrassant pour moi. Ilserait donc parfaitement inutile de me proposer un duel. Si c’estlà votre pensée, elle est admirablement judicieuse et fait le plusgrand honneur à votre pénétration. Je veux même vous déclarer qu’àmes yeux le véritable outrage commencerait précisément à cetinstant-là. J’estimerais qu’on me regarde comme un farceur decatholique ou comme un imbécile, et mon courroux éclaterait, à laminute, d’une manière tout à fait surprenante.

– Mais, cependant, monsieur le réactionnaire, brailla aussitôtRieupeyroux, dans une hilarante tonique de pur gascon, qui faillitdéchirer en deux le velarium de la gravité générale, vous êtesassez violent, il me semble, quand vous attaquez vos confrères, etil serait peut-être juste que vous ne leur refusassiez pas lesréparations qu’ils sont en droit de vous réclamer, quand vous lestraînez dans la boue. C’est trop commode, vraiment, de seretrancher derrière le catholicisme pour échapper à toutes lesconséquences de ses actes et de ses paroles !

Marchenoir, qui sirotait, en souriant, un verre du plusdélicieux de tous les Châteaux et que la claironnante cocasserie dece marquis des marches de la Pouille intéressait, lui répondit endouceur parfaite :

– Si j’étais réactionnaire, comme vous dites inexactement, montrès doux maître, vous me verriez aussi ardent que vous-même àtoutes les passes d’armes et à tous les genres de tournois. C’est,au contraire, parce que je suis le plus dépassant desprogressistes, le pionnier de l’extrême avenir, que je contemne cespratiques surannées. Vous affirmez que je suis violent. Dieu saitpourtant si je me refrène, car je pourrais l’être biendavantage…

Quant aux belles âmes que mes écritures affligent, qui lesempêche de m’affliger, à leur tour, de la même sorte ? Jeserais le plus inique des éreinteurs si je me fâchais d’uneriposte, même imbécile. Je taille mes projectiles avec le plusd’art que je puis et je me ruine à choisir, pour cet usage, lesplus dispendieuses matières. L’un de mes rêves est d’être unjoaillier de malédictions Mais je n’exige pas que mes plastronssoient eux-mêmes des lapidaires et qu’ils se mettent en boutique.On fait ce qu’on peut et j’aurais mauvaise grâce à contester lechoix d’une arme défensive à n’importe quel chenapan dont je seraisl’agresseur. Si je poursuis un putois, le glaive de feu à la main,et qu’il me combatte avec le jus de son derrière, c’est absolumentson droit et je n’ai rien à dire. Il est loisible à chacun depublier que je suis un bandit, un faussaire, un va-nu-pieds, unproxénète, et même un idiot. J’accueille ces vocables avec uneindifférence dont vous ne sauriez avoir une juste idée. Parexemple, il ne faut pas m’en demander davantage, car j’oppose auxvoies de fait la plus insolite humeur.

Je mourrai certainement sans avoir compris ce que signifie lemot de réparation, au sens où les duellistes veulent qu’onl’entende. Je ne défends pas, d’ailleurs, aux mécontents dem’apporter leurs museaux, mil leur paraît expédient d’opérer cetransit. Mon domicile est connu de tout le monde et nullementpourvu de retranchements catholiques ou autres. Ma porte s’ouvrefacilement, aussi bien que ma fenêtre, mais je ne conseille à aucunbrave de choisir ses plus chers amis pour me les expédier commetémoins. Je leur accorderais environ trois minutes de courtoisie, àl’expiration desquelles il se pourrait que je les renvoyasse assezdétériorés pour les guérir, quelque temps, du besoin d’embêter lessolitaires dans leurs ermitages.

Léonidas, anciennement maltraité par le pamphlétaire, et queplusieurs mots de ce persiflage sérieux avaient clairement cinglé,ouvrait la bouche pour parler encore, quand Beauvivier l’arrêtad’un geste.

– Pardon, mon cher Rieupeyroux, le débat est clos. Vous avezforcé M. Marchenoir à renouveler des déclarations déjà anciennes etque nous avons tous entendues depuis longtemps. Vous n’espérez pas,sans doute, l’amener, pour vous complaire, à modifier ses vues ouses sentiments. Notre convive est un homme exotique et d’un autresiècle. Il a d’autres idées que nous sur l’honneur, mais cettedivergence est sans portée, puisque son intrépidité personnelle esthors de cause.

A ce dernier point de vue, même, je crois que ses chroniquesseront d’un utile scandale en tête du Pilate. Si personne n’y voitd’inconvénient et que l’auteur veuille bien y consentir,ajouta-t-il, en se tournant vers son voisin, je serais d’avis qu’ilnous lût, tout à l’heure, l’article de début que je fais paraîtreaprès-demain, et dont les épreuves sont justement sur mon bureau.Je crois, messieurs, que votre surprise ne sera pas médiocre.Avez-vous quelque répugnance à nous donner ce plaisir intellectuel,monsieur Marchenoir ?

Celui-ci hésita une minute, puis se décida. Il sentait vaguementque, déjà, Beauvivier cherchait une occasion de le compromettre etde lui casser les reins, en le rendant impossible, puisqu’il lepoussait à lire cette philippique, où les deux tiers des convivesétaient plastronnés. Mais la seule pensée d’un tel risque ledétermina, – étant de ces fiers chevaux, qui s’éventrent sur lesbaïonnettes, en hennissant de la volupté de souffrir !

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