Le Désespéré

Chapitre 5

 

Le docteur Chérubin Des Bois habite un appartement somptueuxdans le milliardaire quartier de l’Europe, au plus bel endroit dela rue de Madrid. C’est le médecin du monde exquis, le thérapeutedes salons, l’exorciste délicat des petites névrosesdistinguées.

A peine au début de sa brillante carrière, il a déjà conquis desavenues et des boulevards. Ses grâces personnelles faites de riendu tout, comme sa science même, passent généralement pourirrésistibles. Sa petite tête ascendante et mobile de casoarconsultant est habituellement scrutatrice à la manière d’unspeculum qui aurait d’aimables sourires. Casuiste médical plein demystères et conjecturant brochurier plein d’intentions, maisthaumaturge hypothétique, il serait peut-être le premier docteur dumonde pour guérir les gens de mettre le pied chez lui, s’il n’avaitreçu l’admirable don de tranquilliser Cypris ulcérée et d’attraireainsi une vaste clientèle de muqueuses aristocratiques dont il estdevenu le tentaculaire confident.

Curieux d’alchimie et de traditions occultes, mais sansarchaïque manipulation de substances, jobardement épris de touteabsconse doctrine capable de travestir son néant, fanatique delittérature décente et d’art correct, ami respectueux de cabotspuissants, tels que Coquelin cadet, ou d’avares scribes, tels queGeorges Ohnet, — prototypes accomplis des relations de son choix, —il gratifie d’excellents dîners tous les estomacs influents qu’ilsuppose coutumiers de reconnaissantes digestions.

On l’a dit un peu plus haut, le lamentable Marchenoir avait eusa minute de célébrité. On avait pu penser un moment qu’il allaits’asseoir dans une situation formidable. Le docteur, aussitôt, rêvade l’annexer.

Marchenoir était, alors, comme il fut tant de fois, dans une deces agonies où le lycanthrope le plus imprenable s’abandonne à lamoite main qui veut le saisir, au lieu de la trancher férocementd’un coup de mâchoire.

Puis, le misérable était ainsi fait, pour sa confusion et sonindicible rage, que la grimace de l’amour l’avait toujours vaincuet qu’il se trouvait toujours désarmé devant l’expression postichede la plus manifestement droguée des bienveillances.

Des Bois, s’étant arrangé pour le rencontrer comme par hasard,sut entrer, avec une souplesse fondante, dans les sentiments dupamphlétaire et emporta, presque sans effort, les sauvagesrépugnances du révolté. Il obtint que Marchenoir déjeunât chez lui,sans témoins.

– Mon cher monsieur Marchenoir, lui dit-il sur-le-champ, jegagne cent mille francs par an et je les dépense. Par conséquent,je suis pauvre, plus pauvre que vous, peut-être, a cause descharges écrasantes qui résultent de ma situation même. Je suis doncen état de très bien comprendre certaines choses. Permettez-moi devous parler avec une entière franchise. Vous êtes évidemment appeléau plus brillant avenir littéraire, mais je sais que vous êtesmomentanément embarrassé. Droit au but. Je mets vingt-cinq louis àvotre disposition. Acceptez-les sans façon comme d’un ami qui croiten vous et qui serait heureux de pouvoir vous offrir biendavantage.

Cela fut si parfaitement dit, et d’une cordialité si sûrementdécochée, que le pauvre Marchenoir, ravagé d’angoisses provenant dumanque d’argent, menacé d’imminentes catastrophes et croyant voirle ciel s’entrouvrir, accepta sans délibérer, avec un enthousiasmeimbécile.

Quant à Des Bois, il était bien trop habile et complexe pourcomprendre quoi que ce fût à la simplicité incroyablementrudimentaire d’un tel homme et il se tint pour assuré d’avoirconclu un heureux marché.

Cette amitié, si étrangement assortie, fut quelque temps sansnuages. Mais, un jour, Marchenoir ayant commencé de broncher dansla vivifiante estime des journaux, le Chérubin docteur commençad’être oraculaire.

Avec d’infinies mesures, en de circonspectes exhortations, cedernier fit comprendre à son hôte que le bon sens était tenu deréprouver l’absurde inflexibilité de ses principes, que le bon goûtendurait, par ses insolences écrites, un intolérable gril, qu’ilfallait soigneusement se garder de croire qu’une si faroucheindépendance d’esprit fût un rail rigide pour arriver àl’indépendance par l’argent, enfin qu’on avait espéré beaucoupmieux de lui et qu’on était navré de tout ça jusqu’à l’effusion deslarmes.

En même temps, des paroles moins humides et beaucoup plus nettesétaient dites à un tiers commensal qui s’empressa de les répéter àMarchenoir. On se plaignait de ses visites abusivement fréquenteset la vie privée de ce vaincu ne fut pas exemptée de blâme. On lesavait vivant avec une jeune femme et le mot infamant de collagefut prononcé.

C’était la fin. Marchenoir ramassa tous ces propos au ras del’ordure et les flanqua, pêle-mêle, avec l’argent, comme un tas detrésors, dans une incorruptible caisse de cèdre, bardée d’un airainvibrant, au plus profond de son coeur !

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