Le Désespéré

Chapitre 9

 

Marchenoir sentit bientôt la nécessité de travailler. Il n’étaitpas homme à rester longtemps vautré sur une pensée de douleur,quelque atrocement exquise qu’elle lui parût. Il méprisait lesSardanapales et leurs bûchers et il se serait défendu, avec desmoignons pleuvant le sang, jusque sur l’arête la plus coupante dudernier mur de son palais de cristal. Combinaison surprenante durêveur et de l’homme d’action, on l’avait toujours vu bondir dufond de ses accablements et il se déchirait lui-même, du fumier deses dégoûts, aussitôt qu’il commençait à se sentir bon àpaître.

Les deux seuls livres qu’il eût encore publiés : une Vie desainte Radegonde et un volume de critique intitulé Les Impuissants,il les avait écrits sur un pal rougi au feu, en plein milieu duradeau de la Méduse, sans espérance de rencontrer un éditeur qui lerecueillît, avec la crainte continuelle de devenir enragé.

Le premier et le plus important de ces deux ouvrages avait été,sans comparaison, le plus immense insuccès de l’époque. Pavoisée ducatholicisme le plus écarlate, cette éloquente restitution de lasociété Mérovingienne s’était vu, dès son apparition, envelopper etemmailloter, avec une attention infinie, par les catholiqueseux-mêmes, dans les bandelettes multipliées du silence le pluségyptien.

C’était pourtant une chose réellement grande, ce récithagiographique, tel qu’il l’avait conçu et exécuté ! Un tellivre, si la presse eût daigné seulement l’annoncer, était,peut-être, de force à déterminer un courant historique, – à l’heurefavorable où Michelet, le vieil évocateur sans conscience dequelques images du passé, laissait, en mourant, le champ libre auxcultivateurs du chiendent de l’histoire exclusivement documentaire.Car on ne voit plus que cela, depuis la mort de ce sorcier : desidolâtres du document, en histoire aussi bien qu’en littérature etdans tous les genres de spéculation, – même en amour, où le sadismea entrepris, dernièrement, de documenter le libertinage. C’est lapente moderne attestée par le renflement scientifique de la plusturgescente vanité universelle.

Marchenoir, esprit intuitif et d’aperception lointaine, parconséquent toujours aspiré en deçà ou au-delà de son temps, nepouvait avoir qu’un absolu mépris pour cette sciure d’histoireapportée, chaque jour, par les médiocres ébénistes de l’École desChartes, au panier de la guillotine historique où sont décapitésles grands concepts de la Tradition. Il avait donc entrepris deprotester contre cette réduction en poussière de tout le passé parla résurrection intégrale d’une société aussi défunte que lessociétés antiques et dont les débris physiques, transformés millefois depuis dix siècles, ont pu servir à toutes les vérificationsgéologiques ou potagères du néant de l’homme.

Dans cette Légende d’or de l’histoire de France qu’ils’imaginait toujours entendre chuchoter à son-oreille, comme ungrand conte plein de prodiges, et qui lui semblait la plussynthétiquement étrange, la plus centralement mystérieuse de toutesles histoires, – rien ne l’avait autant fasciné que cette énorme,terrible et enfantine épopée des temps Mérovingiens. La Francepréludait, alors, à l’apostolat des monarchies occidentales. Lesévêques étaient des saints, dans la main desquels la Gentilitébarbare s’assouplissait lentement, comme une cire vierge, pourformer, avec la masse hétérogène du monde gallo-romain, les rayonsmystiques de la ruche de Jésus-Christ. Du milieu de ce chaos depeuples vagissants, au-dessus desquels planait l’Esprit duSeigneur, on vit s’élever, à travers le brouillard tragique desprolégomènes du Moyen Age, une candide rangée de cierges humainsdont les flammes, dardées au ciel, commencèrent, au sixième siècle,la grande illumination du catholicisme dans l’Occident.

Marchenoir avait choisi sainte Radegonde, un de ces luminairestranquilles et, peut-être, le plus suave de tous. A la clarté decette faible lampe non encore éteinte, il avait cherché les âmesdes anciens morts dans les cryptes les moins explorées de ces trèsvieux âges. A force d’amoureuse volonté et à force d’art, il lesavait tirées à la lumière et leur avait donné les couleurs d’unerecommençante vie.

 

Le plus difficile effort que puisse tenter un moderne ; latransmutation en avenir de tout le passé intermédiaire, il l’avaitaccompli, autant que de tels miracles soient opérables à l’esprithumain toujours opprimé d’images présentes, et il était arrivé àune sorte de vision hypnotique de son sujet, qui valait presque lavision contemporaine et sensible. Cette oeuvre, positivementunique, dégageait une si nette sensation de recul que le houlementocéanique de trente générations postérieures devenait uneconjecture, un thème d’horoscope, une dubitable rêverie de quelquenaïf moine gaulois que la rafale de conquête aurait poussé sur unefalaise de désespérée vaticination.

 

Les figures angéliques ou atroces de ce siècle, Chilpéric, lemonarque aux finesses de mastodonte, et sa venimeuse femelle,Frédégonde, la Jézabel d’abattoir ; le chenil grondant desleudes ; les évêques aux impuissantes mains miraculeuses,Germain de Paris, Grégoire de Tours, Prétextat de Rouen, Médard deNoyon ; quelques pâles troènes poussés, à la grâce de Dieu,dans les cassures, les Galswinthe, les Agnès, les Radegonde, typesrudimentaires de la toute-puissante dame des tempschevaleresques ; enfin l’ultime chalumeau virgilien, l’aphonepoète Venantius Fortunatus ; — tous ces trépassésarchiséculaires, Marchenoir les avait évoqués si souverainementqu’on croyait les voir et les entendre, dans l’air sonore d’unecristalline matinée d’hiver.

 

Et ce n’est pas tout encore. Il y avait la fresque desconcomitantes aventures de l’univers, peintes dans l’ombre ou dansla pénombre, mais à leur plan rigoureux, pour l’horizonnement de cevaste drame : Justinien et Bélisaire et toute la gloire de boue duBas-Empire ; les Goths et les Lombards piétinant le fumierromain en Italie et en Espagne, et la précaire papauté de ce mondeen ruines ; puis, au loin, du côté de l’Asie, l’immense rumeurfauve du réservoir barbare, que chaque oscillation de la planètefaisait couler un peu plus du côté de la malheureuse Europe, sansparvenir à l’épuiser, jusqu’à Gengis-Khan, qui retourna, d’un seulcoup, sur la civilisation occidentale, cette cuvette de cinquantepeuples !

 

Pour ce livre de trois cents pages, à peine, qui lui avait coûtétrois ans, Marchenoir s’était fait savant. Il s’était documentéjusqu’à la racine des cheveux. Mais il pensait que le document est,comme le vin, et, en général, comme toutes les choses qui soûlent,aussi sot maître qu’intelligent serviteur. Il en avait souventconstaté le mutisme et l’infidélité. En conséquence, il l’avaitutilisé avec une hauteur pleine de défiance, le rejetant avecdégoût quand il violait, en bégayant, l’intégrité d’une conceptiongénérale que l’expérience lui avait démontrée plus sûre ; —méthode de travail qu’un pète-sec à tête vipérine de La Revue dessciences historiques avait fort blâmée et qui l’eût fait conspuerde toute la critique contemporaine, si cet attelage châtré dutape-cul de M. Renan était idoine à répercuter unchef-d’oeuvre.

 

D’ailleurs, la nature hagiographique de son sujet ne pouvaitguère attirer à son livre que des lecteurs catholiques ou desadmirations religieuses. Or, le rédacteur en chef de la plusconsidérable feuille catholique de Paris ayant lui-même publiéautrefois, sur les saintes mérovingiennes, une inerme brochuretombée presque aussitôt dans le plus vertical oubli, il devait à sapropre gloire de ne pas accorder le moindre secours de publicité àce téméraire nouveau venu qui pouvait devenir un supplantateur. Ilest vrai qu’à défaut de cette excellente raison d’État littéraire,le mépris infini des catholiques pour toute oeuvre d’art eûtabondamment suffi. Bref, ce crevant de misère fût absolument privéde tout moyen d’informer le public de l’existence de son livre etles sages conclurent, comme toujours, du néant de la réclame aunéant de l’oeuvre.

 

Le fait est que, pour des haïsseurs aussi résolus de la beautélittéraire, Marchenoir était une occasion peu commune. C’était unlépreux de magnificence. Toutes les maladies dégoûtantes oumonstrueuses qui peuvent justifier, analogiquement, l’horreur deschrétiens actuels pour un malheureux artiste : la gale, la teigne,la syphilis, le lupus, la plique, le pian, l’éléphantiasis, il lesaccumulait, à leurs yeux, dans sa forme d’écrivain.

 

Ce fut surtout dans son second livre, Les Impuissants, que cetteflore éclata. Le scandale fut si grand qu’il lui valut undemi-succès. L’auteur commençait à être connu et l’apparition de cerecueil satirique, déjà publié en articles hebdomadaires, dans unpetit journal où ils avaient été fort remarqués, démasqua, d’uncoup, le polémiste formidable, caché jusqu’alors, pour beaucoup degens, sous le contemplatif dédaigné, et qu’une dévorante soif dejustice contraignait enfin à sortir. Il y eut une petite clameur dehuit jours et tel fut le quartier de gloire que Paris voulut bienjeter à cet artiste qui s’exterminait depuis des années. Mais celivre fut une révélation pour Marchenoir lui-même qui ne seconnaissait pas cette sonorité de gong quand l’indignation lefaisait vibrer.

 

Par l’effet d’une loi spirituelle bien déconcertante, il setrouva que la forme littéraire de cet enthousiaste était surtoutconsanguine de celle de Rabelais. Ce style en débâcle etinnavigable qui avait toujours l’air de tomber d’une alpe, roulaitn’importe quoi dans sa fureur. C’étaient des bondissementsd’épithètes, des cris à l’escalade, des imprécations sauvages, desordures, des sanglots ou des prières. Quand il tombait des ungouffre, c’était pour ressauter jusqu’au ciel. Le mot, quel qu’ilfût, ignoble ou sublime, il s’en emparait comme d’une proie et enfaisait à l’instant`un projectile, un brûlot, un engin quelconquepour dévaster ou pour massacrer. Puis, tout à coup, il redevenait,un moment, la nappe tranquille que la douce Radegonde avait azuréede ses regards.

 

Quelques-uns expliquaient cela par un abject charlatanisme, à lafaçon du Père Duchesne. D’autres, plus venimeux, mais non pas plusbêtes, insinuaient la croyance à une sorte de chantage constipé,furieux de ne jamais aboutir. Personne, parmi les distributeurs deviande pourrie du journalisme, n’avait eu l’équité ou laclairvoyance de discerner l’exceptionnelle sincérité d’une âmeardente, comprimée, jusqu’à l’explosion, par toutes lesintolérables rengaines de la médiocrité ou de l’injustice.

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