Le Désespéré

Chapitre 13

 

La retraite à la Grande Chartreuse, quelque suggestive etbienfaisante qu’elle eût été, ne pouvait plus se prolonger pourcette âme tragique, qui se faisait du Paradis même l’idée d’uneéternelle montée furibonde vers l’Absolu. La quatrième semainevenait de s’achever et Marchenoir en avait décidément assez.L’apaisement, qu’il était venu chercher, n’avait été qu’extérieurou intermittent. L’exquise bonté de ses hôtes avait pu détendre sesnerfs et lénifier la partie supérieure de son esprit, mais nepouvait rien au-delà.

II était singulier, d’ailleurs, et bien conforme àl’irréprochable exactitude de son ironique destin, que le piremalheur qu’il pût redouter lui eût été révélé précisément sur cettemontagne, où il s’était cru certain de haleter, quelques jours, ensécurité parfaite. Maintenant il avait le besoin le plus violent dese jeter au-devant de ce malheur, dût-il en crever !

Il alla donc prendre congé du Père Général qui l’avait déjà reçuplusieurs fois avec cette douceur des grands Humbles, qui domptaitautrefois les Tarasques et les Empereurs. Marchenoir, quin’appartenait à aucune de ces deux catégories de monstres, exprima,le mieux qu’il put, sa gratitude, en suppliant l’aimable vieillardde le bénir avant son départ.

– Mon cher enfant, répondit celui-ci, je veux faire quelquechose de plus, si vous le permettez. Je sais de votre vie et de vossouffrances ce que votre ami, M. Leverdier, m’en a écrit et ce quele Père Athanase a cru pouvoir me confier, et je m’intéresseprofondément à vous. Vous avez entrepris un livre pour la gloire deDieu et vous êtes pauvre,… deux fois pauvre, puisque vous renoncezà la gloire que donnent les hommes… Emportez, je vous prie, de laChartreuse, ce faible secours que votre âme chrétienne peutaccepter sans honte, ajouta-t-il, en lui tendant un billet de millefrancs, – et souvenez-vous, dans vos combats, du vieux serviteurinutile, mais plein de tendresse, qui priera pour vous.

Le malheureux, brisé d’émotion, tomba à genoux et reçut labénédiction de ce chef des plus grandes âmes qui soient au monde.Le Général le releva et, l’ayant serré dans ses bras, lereconduisit jusqu’à sa porte en l’exhortant aux viriles vertus quela société chrétienne paraît avoir prises en haine, mais dont latradition persévère, en dépit de tout, dans ces solitudes, – sanslesquelles, à ce qu’il semble, le ciel fatigué de voûter, depuistant de siècles, sur une si dégoûtante race, tomberait de boncoeur, pour l’anéantir.

Le père Athanase l’attendait avec anxiété. Il avait parléchaleureusement, mais les intentions de son supérieur ne luiétaient pas connues. Le bon religieux fut transporté de la joienaïve de son ami, que cet argent délivrait d’angoisses hideuses,surajoutées à ses plus intimes tourments.

– Je vous vois partir sans trop d’inquiétude, lui dit-il. Dumoins, je suis assuré que la misère noire ne vous ressaisira pastout de suite et je me persuade qu’un peu plus tard Dieu vousenverra quelque autre assistance. Il n’est pas permis de croire quece bon Maître vous ait comblé des dons les plus rares, uniquementpour vous faire souffrir. D’ailleurs, l’Église militante a besoind’écrivains de votre sorte et vous surmonterez, à la fin, tous lesobstacles, par la seule virtualité du talent, je veuxl’espérer.

Mais, j’ai d’autres sujets de trembler et c’est justementl’excès de votre force qui m’épouvante, ajouta-t-il, avec unsourire mélancolique, en lui touchant du doigt le front et lapoitrine. C’est ici et là que se trouvent vos plus redoutablespersécuteurs. J’ai beaucoup pensé à vous, mon cher ami. C’est unmystère de douleur qu’un homme tel que vous ait pu naître audix-neuvième siècle. Vous auriez fait un Ligueur, un Croisé, unMartyr. Vous avez l’âme d’un de ces anciens apologistes de la Foiqui trouvaient le moyen de catéchiser les vierges et les bourreauxjusque sous la dent des bêtes. Aujourd’hui, vous êtes livré à lagencive des lâches et des médiocres, et je comprends que cela vousparaisse un intolérable supplice. Vous avez passé quarante ans etvous n’avez pas encore pu vous acclimater ni même vous orienterdans la société moderne. Ceci est terrible…

Je ne vous accuse, ni ne vous juge, pauvre ami. Je vous plainsde toute mon âme. Rendez-moi justice. Je ne vous reproche pas den’avoir pas su vous faire une position. Je ne suis pas un de cesbourgeois dont le nom seul vous noircit la rétine. Je suis unchartreux, simplement, et je crois que la meilleure position est defaire la volonté de Dieu, quelle qu’elle soit. Si c’est votrepartage d’écrire de beaux livres, sans consolation et sans salaire,au milieu de continuelles souffrances, votre situation est toutefaite et cinquante fois plus brillante, j’imagine, que celle d’unpremier ministre qui sera, demain matin ou demain soir, roulé àcoups de bottes dans un escalier d’oubli. Seulement, j’ai peur quece don de force qui ferait de vous, peut-être, un grand hommed’action par l’épée ou par la parole, si vous en aviez l’emploi, nese retourne à la fin contre vous-même et ne vous jette dans ledésespoir.

– Vous avez raison, mon père, et je ne suis pas non plus sansterreur, répondit Marchenoir. L’espérance est la seule des troisvertus théologales contre laquelle je puisse m’accuser, en toutesincérité, d’avoir sciemment et gravement péché. Il y a en moi uninstinct de révolte si sauvage que rien n’a pu le dompter. J’aifini par renoncer à l’expulsion de cette bête féroce et jem’arrange pour n’en être pas dévoré. Que puis-je faire deplus ? Chaque homme est, en naissant, assorti d’un monstre.Les uns lui font la guerre et les autres lui font l’amour. Ilparaît que je suis très fort, comme vous le dites, puisque j’ai étéhonoré de la compagnie habituelle du roi des monstres : leDésespoir. Si Dieu m’aime, qu’il me défende, quand je n’aurai plusle courage de me défendre moi-même ! Ce qu’il y a de rassurantc’est que je ne peux plus être surpris, puisque je ne crois pas aubonheur. On dit quelquefois que je suis un homme supérieur et je nele nie pas. Je serais un sot et un ingrat de désavouer cettelargesse que je n’ai rien fait pour mériter. Eh bien ! si lebonheur est déjà presque irréalisable pour le plus médiocre desêtres, pour le plus facile à contenter des pachydermesraisonnables, comment ce diapason de douleurs, qu’on appelle unhomme de génie, pourrait-il jamais y prétendre ? Le Bonheur,mon cher père, est fait pour les bestiaux… ou pour les saints. J’yai donc renoncé, depuis longtemps. Mais, à défaut de bonheur, jevoudrais, au moins, la paix, cette inaccessible paix, que les angesde Noël ont, pourtant, annoncée, sur terre, aux hommes de bonnevolonté !

Le père hésita un moment. Tout ce qui peut être inspiré par laplus ardente charité sacerdotale, il l’avait déjà dit à ce désolé.Il avait tout tenté pour solidifier un peu d’espérance dans ce vasebrisé, d’où se répandait le cordial, aussitôt qu’on l’avait versé.Il ne pouvait pas accuser son pénitent d’être indocile ou des’acclamer lui-même. Le soupçon d’orgueil, – d’une si commode res-source pour les confesseurs et directeurs sans clairvoyance ou sanszèle ! – il l’avait écarté, dès le premier jour avec défiance,estimant plus apostolique de pénétrer dans les coeurs que de lessceller, du premier coup, implacablement, sous des formules deséminaire.

Le Non-Amour est un des noms du Père de l’orgueil et, certes, iln’en avait pas connu beaucoup, dans sa vie, des êtres qui aimassentautant que le pauvre Marchenoir ! Il se sentait en présenced’une exceptionnelle infortune et les larmes lui vinrent à lapensée qu’il avait devant lui un homme allant à la mort et que rienne pouvait sauver, un témoin pour l’Amour et pour la Justice, -holocauste lamentable d’une société frappée de folie qui pense quele génie la souille et que l’aristocratie d’une seule âme est undanger pour le chenil de ses pasteurs.

– Vous demandez la paix au moment même où vous partez en guerre,dit-il enfin. Soit. Vous vous croyez appelé à protestersolitairement, au nom de la Justice, contre toute la sociétécontemporaine avec la certitude préliminaire d’être absolumentvaincu et quelles que puissent être pour vous les conséquences, -au mépris de votre sécurité et des jugements de vos semblables,dans un désintéressement complet de tout ce qui détermine,ordinairement, les actions humaines. Vous vous croyez sans libertépour choisir une autre route de la mort… C’est Dieu qui le sait. Ilest plus facile de vous condamner que de vous comprendre. Tout cequ’on peut, c’est de lever, pour vous, les bras au ciel. Mais votrecorsaire est trop chargé… Vous n’êtes pas seul, vous avez pris uneâme à votre compte. Qu’allez-vous en faire ? Avez-vous calculél’effroyable obstacle d’une passion plus forte que vous etdistinctement lisible, pour moi, dans les moindres mouvements devotre physionomie ? Et s’il vous est donné d’en triompher,n’hésiterez-vous pas encore à traîner cette pauvre créature dansles inégales querelles, où je prévois trop que vous allezimmédiatement vous engager ?…

Marchenoir, devenu très pâle, avait paru chanceler et s’étaitassis, avec une si poignante expression de douleur, que le pèreAthanase en fut bouleversé. Il y eut un silence pénible de quelquesinstants, au bout desquels le malheureux homme commença d’une voixassez basse pour que le père fût obligé de tendre l’oreille.

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