Le Désespéré

Chapitre 12

 

– Est-ce bien tout ? se dit Marchenoir, en achevant cedénombrement. Les quelques comparses que j’entrevois encore ne meparaissent pas être du bâtiment. Ils ne sont là que pour fairenombre et pour l’exultation de la vanité parvenue de Beauvivier.Quand je pense que voilà pourtant les nourriciers del’intelligence ? Ils sont presque tous décorés, Dieu me soiten aide ! Nous allons avoir la Table ronde ! Que vais-jedevenir au milieu de ces chevaliers ?

Sur cette réflexion, une tristesse immense lui vint et undécouragement sans bornes. Il éprouva, plus atrocement que jamais,son impuissance. Privé du ressort de la richesse, amoureux detoutes les grandeurs conspuées et seul contre tous ! Queldestin !

Ah ! s’il se fût simplement agi d’un combat physique, enpleine caverne, il se sentait une vaillance à les défier et à lesmassacrer tous. Au moins, il aurait la consolation de leur faireacheter sa peau terriblement cher ! Cette idée vaine letransportait. Il se fût présenté en chevalier errant, sans bannièreet sans écu, devant ces hauts patentés de la ripaille et dubrigandage. Il les eût affrontés au nom de la Vierge et des saintsAnges, pour l’honneur de la Beauté qu’ils ont reniée et pour lavengeance du faible dont ils sont les massacreurs. Expirer sous lamultitude des canailles, il le faudrait bien, mais il expireraitdans la pourpre d’un tapis de sang !

Au lieu de cette mort superbe, il fallait compter sur l’ignobleet interminable agonie moderne de l’artiste pauvre qui ne veut passe déshonorer. La Misère, l’Aristocratie de l’esprit etl’Indépendance du coeur, — ces trois fées épouvantables quil’avaient baisé dans son berceau, — avaient marqué, pour lui, laprédilection de leurs entrailles de bronze, par un luxe peuordinaire de tous les dons de naissance qu’elles prodiguent à leursfavoris. Le pauvre Marchenoir était de ces hommes dont toute lapolitique est d’offrir leur vie, et que leur fringale d’Absolu,dans une société sans héroïsme, condamne, d’avance, à êtreperpétuellement vaincus. Le courage le plus divin n’y peut rienfaire. Le sublime Gauthier Sans Avoir serait aujourd’hui prestementcoffré, et c’était déjà fièrement beau que l’inséductiblepamphlétaire n’eût pas été, jusqu’alors, incarcéré dans uncabanon !

Il vit, dans une clarté désolante, l’insuffisance inouïe de soneffort, et la terrifiante inutilité de sa parole dans un monde siréfractaire à toute vérité. Il lui sembla qu’il était sur uneplanète défunte et sans atmosphère, semblable à la silencieuselune, où les tonitruantes clameurs ne feraient pas le bruit d’unatome et ne pourraient être devinées que par l’inaudible remuementdes lèvres…

Sa collaboration au Pilate était décidément une chimère, un rêveinsensé, qui ne tiendrait pas trois jours devant le préjugécommercial de ne rien changer à l’ordinaire des gargotesintellectuelles où le public moderne est accoutumé à s’empiffrer.D’ailleurs, sa solitude introublée au fond du salon, où tout lemonde l’avait laissé fort tranquille, immédiatement aprèsl’effusion postiche du premier instant, lui montrait assez lesabîmes séparateurs qu’aucune considération n’aurait pu ledéterminer à franchir, pour descendre confraternellement jusqu’àces asticots de l’intelligence.

Il remarquait, depuis un instant, l’impatience hautementexprimée de quelques-uns et l’inquiétude manifeste de tous. Onattendait un dernier convive pour se mettre à table et il fallaitque celui-là fût considérable, à en juger par l’anxieuse perplexitéde l’amphitryon.

La porte s’ouvrit enfin et Marchenoir vit apparaître celuidevant qui tout journaliste s’efface, le folliculaire infini, letrès haut Minos de l’enfer des Lettres, le sultan sublime de lacritique théâtrale, l’indéfectible Manitou du Sens Commun, MérovéeBeauclerc !

– Rien ne me sera épargné ! gémit en lui-même le solitaireaccablé. Je l’avais oublié, celui-là. Si j’avais pu prévoir savenue, Beauvivier ne m’aurait pas facilement embauché pour sagamelle. Maintenant, me voilà pris au traquenard de cet infernaldîner et je suis bien forcé de prendre patience. Mais, tonnerre deDieu, qu’on ne m’embête pas !…

Mérovée Beauclerc est un normalien comme Tinville, commePrévost-Paradol, comme Taine, comme About, dont il fut l’intime. Ilappartient à l’illustre fournée de ces pédants universitaires à quila France est redevable de la seule turpitude que les doctrines etles républicains lui eussent laissée à désirer : l’optimismesuprême du pion de fortune. Seulement, Mérovée Beauclerc lessurpasse tous. Il est le pion sérénissime, inaltérable, absolu.

On ne voit à lui comparer qu’Ernest Renan. C’est l’uniqueparangon que le destin lui ait suscité. L’auteur de la Vie de Jésusest, en effet, une outre de félicité parfaite. Gonflé des dons dela fortune qui ne s’interrompit jamais de le remplir, il offre àl’observation le cas exceptionnel d’une hydropisie de bonheur.Réputé grand écrivain sans avoir jamais écrit autrement que lepremier cuistre venu, renommé philosophe pour avoir ressassé decentenaires dubitations et critique vanté dans tous les conciles dumensonge, — on l’adore dans les salons et on le sert à genoux dansles antichambres. Il est le Dieu des esprits lâches, le souverainSeigneur des âmes naturellement esclaves, et le psychologueDulaurier se liquéfie devant ce soleil du dilettantisme, dont ilraconte la « sensibilité ». Si l’histoire du XIXe siècle est jamaisécrite, ce mot inouï sera recueilli comme une gemme documentaired’un inestimable prix. On s’en contentera pour nous juger tous,hélas ! Mais, qu’importe cet avenir à l’heureux Bouddha duCollège de France dont le ventre plein de délices est caressé parde tels Eliacins ?

Mérovée Beauclerc est à peine un peu moins léché que cetteidole. Immédiatement au-dessous d’elle, il est le plus démesuréparmi nos pontifes. Ce serait le méconnaître, néanmoins, des’informer d’une oeuvre quelconque sortie de lui. Beauclerc n’estni poète, ni romancier, ni même critique. Il n’est pas davantagehistorien ou philosophe, et n’a jamais fait un livre ou quoi que cefût qui y ressemblât. Il est le Pion, sans épithète, le Pion duSiècle, le moniteur et le répétiteur de la conquérantemédiocrité.

Quelques-uns l’ont inexactement dénommé « le Bon Sens faithomme », ce qui impliquerait une altitude de raison outrageante pourses contemporains et démentie par l’universelle popularité dont ilpâture, depuis vingt ans, le trèfle magique, aux plus bas endroitsde toutes les plaines. C’est le Sens Commun qu’il faut dire, sil’on tient à supposer une incarnation.

A la réserve d’Albert Wolff, – qui manquait inexplicablement àce patibulaire congrès, – il est le seul exemple d’un homme ayantréussi à confisquer une influence à peu près illimitée, sans avoirjamais rien fait qui pût servir de prétexte à l’usurpation de sontrépied. Les oracles subalternes, mentionnés plus haut, sontbeaucoup moins étonnants. D’abord, leur crédit est moindre etpresque nul, en comparaison du sien. Puis, ils ont l’air d’avoirtiré quelque chose de leurs intestins. Les Dulaurier, les Sylvain,les Chaudesaigues, les Vaudoré, les Tinville même ont au moins laconfiguration extérieure de probables individus. Ils paraissentavoir écrit, et le public abruti qui les adore pourrait justifierla bave de son culte, en désignant les fantômes de livres signés deleurs noms.

Beauclerc ne possède absolument rien que le sens commun, où ilpasse pour n’avoir jamais eu d’égal, et il ne serait rien du tout,s’il n’était le premier des pions. Mais c’est assez, paraît-il,pour la dictature des intelligences. Nestor de Tinville, avec toutesa sagesse, en est écrasé. C’est que Mérovée n’a besoin d’aucunemorgue, ni d’aucune solennité pour accréditer sa parole. Il esttellement arrivé qu’il lui suffit de se montrer et d’ânonnern’importe quoi pour que l’allégresse éclate.

Dans les conférences publiques, qui ont si démesurément agrandisa gloire, c’est une espèce de prodige, non constaté jusqu’à lui,que le néant du rabâchage qu’on vient applaudir ! Ce faitparadoxal et confondant pour des étrangers inavertis de notreeffroyable dégradation est tellement inouï qu’on ne peut lementionner exactement sans avoir l’air d’un calomniateur. Le senscommun, dont la nature est d’étendre des tapis sous les pieds desfoules, a ce privilège mythologique de devenir toujours plus forten s’abaissant et de ramasser par terre ses victoires. Depuis qu’ilexiste, Beauclerc s’est rapetissé et abaissé, avec une constance devolonté qui eût suffi à un autre homme pour s’envoler par-dessusles astres, et il est parvenu si bas qu’il a l’air de s’y perdrecomme au fond des cieux. Il plane à rebours, du rez-de-chaussée del’abîme, et sa force attractive est identique à la loi degravitation. C’est sa proie qui fond sur lui. Il n’a qu’às’entr’ouvrir pour recevoir les matières pesantes et lesdéjections.

Il en est à n’avoir plus besoin de connaître le moins du mondece dont il parle’ et à ne plus lire du tout les livres qu’il a laprétention de juger dans ses harangues. Deux ou trois bas-bleussacristains, voués à son tabernacle, lisent à sa place, et leurssuggestives notules suffisent à cet intuitif. Alors, quelle joie dedéshonorer une belle oeuvre, quand il s’en trouve, de la vautrerdans la boue de son analyse, de la descendre au niveau du groin deson auditoire !

Et le journaliste est à l’image du conférencier. Il apparaît,ici aussi bien que là, comme le châtiment, la flétrissure infinie,la tare vivante d’une société assez avachie pour ne plus avoirconscience des attitudes qu’on la force à prendre et des vomissuresqu’on lui fait manger. Ce Beauclerc n’a-t-il pas eu l’impudence dese vanter, dans le plus incroyable des feuilletons, d’être leMinotaure de la critique de théâtre et de percevoir d’exactsoctrois de fornication sur les débutantes, forcées de lui passerpar les mains, sous peine d’insuccès fatal ?… Il semble qu’unetelle déclaration aurait dû attirer à son auteur, en n’importe quellieu du globe, une tempête de huées, une clameur de réprobation àdécrocher tous les luminaires du firmament. On l’a généralementapplaudi au contraire, et secrètement envié. Ce taquin nage avecsérénité dans l’ordure liquide, en laquelle il a le pouvoir detransmuer tout ce qui l’approche. C’est le Midas de la fange.

Son hideux mufle, qu’on pourrait croire façonné pour inspirer ledégoût, ajoute probablement au vertige de sa fascinante crapule. Onl’a souvent comparé à un sanglier, par un impardonnable oubli de lagrandeur sculpturale de ce sauvage pourchassé des Dieux. C’est unecharcuterie et non pas une venaison. La bucolique dénomination degoret est déjà presque honorable pour ce locataire de l’ignominie.Mais les bourgeois se complaisent en cette figure symbolique detoutes les bestialités dont leur âme est pleine, et qu’ilsprésument assez épiscopale d’illustration, pour les absoudrevalablement de leur trichinose.

Évidemment, le dîner de Beauvivier eût été raté sans ce dernierconvive, que Wolff seul eût pu remplacer. Toutes les catégoriesd’influences par la plume étaient maintenant représentées à l’augedu nouveau satrape, depuis les mastodontes jusqu’aux acarus. Il nerestait qu’à se mettre à table.

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