Le Désespéré

Chapitre 5

 

– Allons, messieurs, à table, vint dire Véronique aux deux amisen train de contempler les Pyramides par la fenêtre de la chambrede Marchenoir. C’était pour Leverdier une habitude déjà ancienne demanger à la table de ses amis. On se réunissait ainsi deux ou troisfois par semaine, sans compter l’imprévu des arrivées soudaines dece brave homme, dont la présence était toujours considérée comme unbienfait.

En cette circonstance, la ménagère avait tenu à se surpasser enoffrant à ses convives un menu fort supérieur à l’ordinaire presquefrugal de leurs festins. Elle voulait que ce dîner fût unevéritable fête de bienvenue pour chacun d’eux que des émotions etdes sentiments divers avaient, un instant, paru séparer des deuxautres.

Le fait est qu’on les aurait crus tous trois revenus dediablement loin, et le commencement du repas n’alla pas sans uneassez forte contrainte. Quelque soin que prît Véronique d’égarerl’attention de ses hôtes, ses nouvelles et gauches façons demanger, par exemple, ne pouvaient leur échapper, et, quelle que fûtleur vigilance à ne rien laisser sortir de leurs impressionsdouloureuses, il ne fut pas possible d’écarter, tout d’abord, unevisible gêne que Leverdier se hâta de rompre en annonçant à lasimple fille la résolution toute fraîche éclose de Marchenoir.

– Vous savez, dit-il, que notre ami arrive de la Chartreuse enjusticier plus redoutable que jamais. Il veut débuter au Pilate parun massacre général d’empoisonneurs et par une pendaison en massed’incendiaires.

– Ah ! mon Dieu, s’écria-t-elle, toujours desviolences ? Et c’est vous, sans doute, monsieur Leverdier, quil’embarquez dans cette nouvelle aventure ? Savez-vous, mauvaishomme, que vous finirez par être un ami des plus funestes ?Certainement, je n’ai rien de ce qu’il faudrait pour vous jugerl’un ou l’autre, et je suis persuadée que mon Joseph n’a rien envue que la justice. Mais comment voulez-vous que je ne tremble pas,quand je le vois seul contre tous ?

Marchenoir, qui avait élu pour contenance de décortiquerlaborieusement et silencieusement une patte de homard, intervintalors :

– Ma chère Véronique, épargnez, je vous prie, ce pauvre Georgesqui ne mérite, je vous assure, aucun reproche. Il a trouvél’occasion de me rendre service, une fois de plus, en négociant, àma place, avec un homme assez méprisable, mais tout-puissant, marentrée au Pilate, et il s’est donné, comme toujours, beaucoup demal. J’eusse été, je l’avoue, bien incapable de conditionnermoi-même cet arrangement qui peut, en somme, avoir d’heureusesconséquences au point de vue de notre bien-être matériel, mais quiva surtout me donner le moyen tant désiré d’accomplir ce que jeregarde comme le strict devoir d’un écrivain : dire la véritéquelle qu’elle soit et quels qu’en puissent être les dangers.

Il était curieux de voir cette belle créature écoutant l’hommequ’elle chérissait à peine moins que son Dieu et infiniment plusque toute chose terrestre. Elle l’écoutait de ses vastes yeuxgrands ouverts, encore plus que de ses oreilles, comme si lesparoles qu’il lui faisait entendre eussent été de lalumière !

– Cher ami, reprit-elle, avec la douceur de l’humilité la pluscharmante, je crois que vous avez toujours raison, mais je ne saispas grand’chose et j’ai souvent besoin qu’on m’instruise. Mondirecteur m’a parlé de vous, un jour. Il m’a dit que votre voieétait dangereuse au point de vue chrétien, que vous n’aviez pasmission pour juger vos frères, non plus que pour les punir, etqu’ainsi la sainte charité courait grand risque d’être blessée parvos écrits. Je n’ai pas cru qu’il eût complètement raison lui-mêmede vous juger aussi sévèrement. Cependant je suis restée sansréponse et, quelquefois, ses paroles me reviennent et m’affligentun peu. Je gardais cela pour moi depuis quelque temps, maisaujourd’hui, je me sens poussée à vous ouvrir ce coin de mon coeur.Ma confiance en vous est sans bornes. Dites-moi, je vous prie, ceque je dois penser exactement.

Marchenoir était, peut-être, de tous ses contemporains, le plusexposé au ridicule. Etre admiré et honoré chez soi, quand on nepeut raisonnablement s’attendre, au dehors, qu’à des potées demalédictions, c’est, pour le cerveau d’un malheureux homme, unefumée de revanche assez capiteuse pour l’enivrer du plus sotorgueil. On peut toujours offrir sa vanité, comme une hostie, sousles espèces consacrées d’une injuste proscription dont on estvictime. Une femme d’esprit simple et de coeur brûlant gobedévotieusement cette eucharistie. Mais, dans le cas de Véronique,la psychologie linéamentaire d’une tendresse confiante secompliquait, à l’égard de celui qui avait été son apôtre, d’unesorte de révération mystique assez analogue au sentiment d’uneservante de curé pour l’évêque du diocèse en visite pastorale dansle presbytère. Heureusement pour Marchenoir, il avait en horreurd’être cultivé, comme un fétiche, et n’agréait aucune formuled’anthropomorphisme. D’ailleurs, il se croyait sincèrementinférieur à cette titane d’amour dont les escalades avaientdépassé, depuis si longtemps, son pauvre ciel !

Apparemment, l’interrogation qui venait de lui être adresséen’avait pour lui rien de surprenant, car il répondit sur-le-champd’une voix tranquille, d’abord, et presque grave, mais qui devintbientôt animée, sonnante et claire comme un cuivre, selon sonhabitude, quand il faisait, en parlant, l’ascension des mornes etdes pitons volcaniques de sa pensée.

– Votre directeur, Véronique, a exprimé la pensée de la foule,la vôtre peut-être, inaperçue de vous-même jusqu’à cet instant. Jevoudrais bien le voir à ma place, ce ministre de clémence, quicroit qu’on peut faire la guerre sans offenser ni blesser personne.Vous a-t-il dit aussi qu’il ne fallait jamais combattre ? Aumoins, il serait ainsi dans la logique de ses couardesconciliations. On me l’a fait assez souvent, ce reproche de manquerde charité, parce que je rossais quelques chiens hargneux, — sousprétexte que ces animaux appartenaient à la meutehumaine !…

Je veux croire que votre père spirituel est un excellentecclésiastique, pavé et briqueté des plus évangéliques intentions.Mais je doute que sa clairvoyance égale son zèle. Vous pourriez, mabrebis tondue, lui faire observer avec douceur que l’inculpationd’intolérance est une tactique chenue, renouvelée des Pharisiens,par les modernes ennemis de l’Église, contre tous ceux qui veulents’y exposer pour défendre cette vieille mère. Vous avez étéindignée de quelques-uns des nombreux articles lancés contre moipar la presse entière. Athées ou catholiques, libérâtres ouautoritaires, tous m’ont accusé de méchanceté, de haine et d’envie.Un instant unanimes sur ce seul point, les chroniques de touteprovenance m’ont désigné comme un reptile d’anormale grandeur, dontla rampante férocité menaçait les villes et les campagnes. Nesentez-vous pas combien cet accord universel déshonore les tristeschrétiens qui se transforment eux-mêmes en bêtes et fraternisentavec les fauves, dans une arène vilipendée, pour déchirer un deleurs témoins ?…

– Jusqu’au moment, dit Leverdier, où ce témoin, devenu puissant,comme l’était Veuillot, les mêmes chrétiens, sans changer de peau,s’en viendront lui lécher les pieds et même autre chose…

– Louis Veuillot, repartit aussitôt Marchenoir, est arrivé aubon moment. La France, alors, n’avait pas troqué les ailes del’Empire contre les nageoires de la République et le métier d’hommen’était pas encore devenu tout à fait impossible. Si le personnageavait eu autant de grandeur que de force, le christianisme éclataitpeut-être partout, car il y eut une heure d’anxiété suprême oùl’âme errante du siècle pouvait aussi bien tomber sur Dieu que « surelle-même ». Tel fut le pouvoir abandonné à ce condottière dont lavanité goujate et médiocre eût avili jusqu’au martyre. Aucun laïquen’a jamais eu et n’aura, sans doute, jamais, ses ressources et sonimmense crédit catholique, qui ont été jusqu’au dernier épuisementde la libéralité des fidèles. Quel profit le catholicisme en a-t-ilretiré ? Nul autre que le rutilement de cet animal de gloirequi voulut toujours être unique et ne souffrit jamais d’égal. C’estdonc à lui surtout qu’on est redevable de l’opprobre de cejournalisme catholique, dont l’étroitesse et la contagieuseabjection ont infiniment dépassé les secrets espoirs de la plusutopique impiété.

Nul dépositaire n’a jamais eu l’occasion d’être aussifunestement infidèle et n’en a plus sinistrement abusé. Tu sais,Georges, avec quelle vigilance d’eunuque le rédacteur en chef del’Univers écartait de son sérail les écrivains de talent quieussent pu se faire admirer à son préjudice, et combienpaternellement s’ouvraient ses bras aux avortons imposés par sonbon plaisir à toute une société soi-disant chrétienne, assez idiotepour les accepter. Il ne suffisait pas au vieux drôle qu’ons’abaissât devant lui et devant sa chienne de soeur, dont Pie IX,lui-même, eut la misère des misères de tolérer l’intrusion dans legouvernement de l’Église, il fallait qu’on idolâtrât les plusgiflables de ses mameloucks. N’avons-nous pas vu, un jour, de nosyeux dilatés par la terreur, en haut de l’escalier du journal, cepommadin de sacristie, ce merlan gâteux qu’on nomme AugusteRoussel, congédiant, le mufle en l’air, deux rétrogradants évêquespliés devant lui, et se dérobant à reculons dans leur robeviolette, cuits et juteux de bonheur pour avoir été reçus par ceplénipotentiaire ?

Maintenant, c’est bien fini, les dictatures des gens de talent,et la place de Veuillot n’est plus à prendre aujourd’hui parpersonne. Ce jaloux posthume a laissé sur le seuil de la pressereligieuse, de telles ordures qu’ils n’est plus possible depénétrer dans la maison. Les chrétiens, qu’il a mis la tête en bas,continueront de paître le sainfoin de la sottise la plusmoutonnière, jusqu’à ce qu’ils soient devenus assez gras pour êtremangés. Mais le plus immense génie du monde n’obtiendrait pasdésormais le crédit de ce singulier pasteur du journalisme, quichangeait ses abonnés en bestiaux pour les mieux garder.

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