Le Désespéré

Chapitre 21

 

On conçoit maintenant ce que pouvaient être les idées et lessentiments de Marchenoir, veillant le cadavre de son père qu’ils’accusait d’avoir fait mourir. Le retour spectral de ses propressonges de béatitude paternelle éclairait d’une lumièrefantastiquement désolée, – à la manière d’une lune déclinante etrasant le niveau des eaux, – la vengeresse coalition de sesremords. Les remontrances expiatrices de son passé lui faisaient,une fois de plus, indéniablement manifeste, l’inoxydable équité desglaives dans les coeurs qui sont à point pour être transpercés.

C’était vrai, cependant, que pour lui les glaives avaient étéjugés par trop nobles. Ce qu’il avait enduré, c’était unetransfixion de pilotis, enfoncés à coup de marteaux qui pesaient lemonde, avec cent mille hommes au cabestan !

Mais, en cet instant de méditative rétrogradation de saconscience, envahi du grandiose quasi divin de la paternité etmesurant a ses souffrances personnelles les présumables souffrancesdu mort, il se persuadait qu’une Justice incapable d’erreur s’étaitexercée, ici et là, comme toujours, dans d’irrépréhensibles arrêts,quoiqu’il se proclamât sans intelligence pour en pénétrer lesindéchiffrables considérants. Étant arrivé par cette route à uncomplet attendrissement, les larmes avaient redoublé dans lesilence précaire de l’esprit et le facteur de la poste avait dûprésenter son registre ponctuel au plus beau milieu d’une tempêtede pleurs.

Dans son actuelle disposition à tout magnifier, la fidélitécanine de son ami lui parut immense, surhumaine, et, par un bonheurinouï, il ne se trompait pas. Leverdier était véritablement unique.On pouvait croire qu’il avait été créé spécialement pour cettebesogne de se donner à un être d’exception qui, sans lui, eût ététout à fait seul.

Sa lettre lui fut donc un dictame, un électuaire, unrafraîchissement céleste. Sans hésiter une seconde, il résolutd’accomplir le voyage que lui conseillait un homme dont il avait eutant d’occasions d’éprouver le pratique discernement. D’ailleurs,cette retraite à la Grande-Chartreuse était depuis longtemps un deses voeux et lui souriait étrangement.

Il était, certes, bien éloigné de la vocation cénobitique. Aprèsla mort de son enfant, il y avait deux ans, la pensée lui étaitvenue d’essayer de la Trappe et il avait été se faire tâter à laMaison-Dieu. L’expérience, fort bien faite, avait donné un résultatsurabondamment négatif et on ne s’était pas gêné pour lui direqu’une excessive activité d’imagination s’opposait en lui àl’architecture de cet acéphale rigide et pieux qu’on nomme untrappiste.

Mais quelques semaines de recueillement dans la mouvance plusintellectuelle de saint Bruno lui paraissaient extrêmementdésirables. Il pourrait, dans la paix sédative de ce désert,vérifier à l’aise certaines inductions métaphysiques encoreinsuffisamment élaborées, pour un livre qu’il avait entrepris dansles affres écartelantes de son existence de Paris. Surtout, ilappuierait son âme exténuée à ce rouvre monastique du silence et dela prière qui lui communiquerait, sans doute, quelque chose de satranquille vigueur.

Du côté de cette femme que Leverdier nommait Véronique et quin’était pas la maîtresse de Marchenoir quoiqu’elle vécût avec luiet par lui, la sollicitude pélicane de son mamelouck le délivraitde tout rongeur souci, au sujet de la subsistance quotidienne,aussi longtemps que durerait sa départie. Il y avait là unehistoire aussi simple que peu vraisemblable.

Véronique Cheminot, célèbre naguère au quartier latin sous lenom expressif de la Ventouse, était une splendide goujate que dixannées, au moins, de prostitution sur vingt-cinq n’avaient puflétrir. Et Dieu sait pourtant l’effroyable périple de ce paquebotde turpitudes !

Née dans un port breton, d’une ribaude à matelotsmalencontreusement fruitée par un cosmopolite inconnu, nourrie, onne savait comment, dans cet égout, polluée dès son enfance,putréfiée à dix ans, vendue par sa mère à quinze, on l’avait vue sedébiter dans toutes les halles à poisson de la luxure, se détaillerà la main sur tous les comptoirs du stupre, pendre à tous les crocsde la grande triperie du libertinage.

Le boulevard Saint-Michel l’avait assez connue, cette rousseaudacieuse qui avait l’air de porter sur sa tête tous les incendiesqu’elle allumait dans les reins juvéniles des écoles.

Elle ne passait pas généralement pour une bonne fille.Quoiqu’elle eût fait d’étranges coups de tête pour des hommesqu’elle prétendait avoir aimés, cette avide guerrière se livrait àde terrifiques déprédations qui la rendaient infiniment redoutableaux familles. A l’exception de quelques rares et singulierscaprices qui lui faisaient mettre parfois dans son lit desvagabonds sans asile, – et qu’on expliquait inexactement par lafangeuse nostalgie de sujétion particulière à ces réfractaires -ses caresses les plus authentiques étaient d’une vénalitéescaladante, qui montait jusqu’au lyrisme. Elle avait gardé cetteingénuité de croire fermement que les hommes qui la désiraientétaient tous des apoplectiques d’argent qu’aucune saignée nepouvait jamais anémier.

Sa cupidité fort à craindre n’était pourtant pas hideuse. Ellevidait facilement son porte-monnaie dans la main de ses camaradesmoins achalandées et, quelquefois même, ne se refusait pas lafantaisie d’inviter brusquement le premier mendiant guenilleuxqu’on rencontrait, à l’inexprimable consternation du type,horripilé de ce convive et menacé, – s’il aventurait un motséditieux, – de l’apparition d’Adamastor.

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