Le Désespéré

Chapitre 14

 

– Que voulez-vous que je vous réponde ? Il en sera ce queDieu voudra et j’espère bénir sa volonté sainte à l’heure de madernière agonie. Si j’étais riche, je pourrais arranger monexistence de telle sorte que les dangers qui vous épouvantent pourmoi disparussent presque entièrement. J’écrirais mes livres àgenoux, dans quelque lieu solitaire où je n’entendrais même pas lesclameurs ou les malédictions du monde. Il n’en est pas ainsi, parmalheur, et j’ignore où l’infâme combat pour la vie vam’entraîner…

Vous parlez de cette passion… C’est vrai que je suis à peu prèssans force pour y résister. Depuis des années, je suis chaste,comme le « désir des collines », – avec une pléthore du coeur. Vousêtes praticien des âmes, vous savez combien cette circonstanceaggrave le péril. Mais la noble fille inventera quelque chose pourme sauver d’elle,… je ne sais quoi,… pourtant, je suis assuréqu’elle y parviendra. Quant aux querelles, j’en aurai probablement,et de toutes sortes, je dois m’y attendre.

Mais cela n’est rien, – dit-il d’une voix plus ferme, en sedressant tout à coup. – Si je profane les puants ciboires qui sontles vases sacrés de la religion démocratique, je dois bien compterqu’on les retournera sur ma tête, et les rares esprits qui seréjouiront de mon audace ne s’armeront, assurément pas, pour medéfendre. Je combattrai seul, je succomberai seul, et ma bellesainte priera pour le repos de mon âme, voilà tout… Peut-êtreaussi, ne succomberai-je pas. Les téméraires ont été, quelquefois,les victorieux.

Je quitte votre maison dans une ignorance absolue de ce que jevais faire, mais avec la plus inflexible résolution de ne paslaisser la Vérité sans témoignage. Il est écrit que les affamés etles mourants de soif de justice seront saturés. Je puis doncespérer une ébriété sans mesure. Jamais je ne pourrai m’accommoderni me consoler de ce que je vois. Je ne prétends point réformer unmonde irréformable, ni faire avorter Babylone. Je suis de ceux quiclament dans le désert et qui dévorent les racines du buisson defeu, quand les corbeaux oublient de leur porter leur nourriture.Qu’on m’écoute ou qu’on ne m’écoute pas, qu’on m’applaudisse ouqu’on m’insulte, aussi longtemps qu’on ne me tuera pas, je serai leconsignataire de la Vengeance et le domestique très obéissant d’uneétrangère Fureur qui me commandera de parler. Il n’est pas en monpouvoir de résigner cet office, et c’est avec la plus amèredésolation que je le déclare. Je souffre une violence infinie etles colères qui sortent de moi ne sont que des échos,singulièrement affaiblis, d’une Imprécation supérieure que j’ail’étonnante disgrâce de répercuter.

C’est pour cela, sans doute, que la misère me fut départie avectant de munificence. La richesse aurait fait de moi une de cescharognes ambulantes et dûment calées, que les hommes du mondeflairent avec sympathie dans leurs salons et dont se pourlèche lafriande vanité des femmes. J’aurais fait bombance du pauvre, commeles autres, et, peut-être en exhalant, à la façon d’un glorieux dema connaissance, quelques gémissantes phrases sur la pitié.Heureusement, une Providence aux mains d’épines a veillé sur moi etm’a préservé de devenir un charmant garçon en me déchiquetant deses caresses…

Maintenant, qu’elle s’accomplisse, mon épouvantabledestinée ! Le mépris, le ridicule, la calomnie, l’exécrationuniverselle, tout m’est égal. Quelque douleur qui m’arrive, elle neme percera pas plus, sans doute, que l’inexplicable mort de monenfant… On pourra me faire crever de faim, on ne m’empêchera pasd’aboyer sous les étrivières de l’indignation !

Fils obéissant de l’Église, je suis, néanmoins, en communiond’impatience avec tous les révoltés, tous les déçus, tous lesinexaucés, tous les damnés de ce monde. Quand je me souviens decette multitude, une main me saisit par les cheveux et m’emporte,au-delà des relatives exigences d’un ordre social, dans l’absolud’une vision d’injustice à faire sangloter jusqu’à l’orgueil desphilosophies. J’ai lu de Bonald et les autres théologiensd’équilibre. Je sais toutes les choses raisonnables qu’on peut direpour se consoler, entre gens vertueux, de la réprobation temporelledes trois quarts de l’humanité…

Saint Paul ne s’en consolait pas, lui qui recommandaitd’attendre, en gémissant avec toutes les créatures, l’adoption etla Rédemption, affirmant que nous n’étions rachetés, qu' »enespérance » et qu’ainsi rien n’était accompli. Moi, le dernier venu,je pense qu’une agonie de six mille ans nous donne peut-être ledroit d’être impatients, comme on ne le fut jamais, et, puisqu’ilfaut que nous élevions nos coeurs, de les arracher, une bonne fois,de nos poitrines, ces organes désespérés, pour en lapider leciel ! C’est le Sursum corda et le Lamma sabacthani desabandonnés de ce dernier siècle.

Lorsque la Parole incarnée saignait et criait pour cetterédemption inaccomplie et que sa Mère, la seule créature qui aitvéritablement enfanté, devenait, sous le regard mourant de l’Agneaudivin, cette fontaine de pleurs qui fit déborder tous les océans,les créatures inanimées, témoins innocents de cette double agonie,en gardèrent à jamais la compassion et le tremblement. Le derniersouffle du Maître, porté par les vents, s’en alla grossir le trésorcaché des tempêtes, et la terre, pénétrée de ces larmes et de cesang, se remit à germiner, plus douloureusement que jamais, dessymboles de mortification et de repentir. Un rideau de ténèbress’étendit sur le voile déjà si sombre de la première malédiction.Les épines du diadème royal de Jésus-Christ s’entrelacèrent autourde tous les coeurs humains et s’attachèrent, pour des dizaines desiècles, comme les pointes d’un cilice déchirant, aux flancs dumonde épouvanté !

En ce jour, fut inaugurée la parfaite pénitence des enfantsd’Adam. Jusque-là, le véritable Homme n’avait pas souffert et latorture n’avait pas reçu de sanction divine. L’humanité,d’ailleurs, était trop jeune pour la Croix. Quand les bourreauxdescendirent du Calvaire, ils rapportèrent à tous les peuples, dansleurs gueules sanglantes, la grande nouvelle de la Majorité dugenre humain. La Douleur franchit, d’un bond, l’abîme infini quisépare l’Accident de la Substance, et devint NÉCESSAIRE.

Alors, les promesses de joie et de triomphe dont l’Écriture estimbibée, inscrites dans la loi nouvelle sous le vocable abréviatifdes Béatitudes, parcoururent les générations en se ruant comme untourbillon de glaives. Pour tout dire, en un mot, l’humanité se mità souffrir dans l’espérance et c’est ce qu’on appelle l’Erechrétienne !

Arriverons-nous bientôt à la fin de cet exode ? Le peuplede Dieu ne peut plus faire un pas et va, tout à l’heure, expirerdans le désert. Toutes les grandes âmes, chrétiennes ou non,implorent un dénouement. Ne sommes-nous pas à l’extrémité de toutet le palpable désarroi des temps modernes n’est-il pas le prodromede quelque immense perturbation surnaturelle qui nous délivreraitenfin ? Les archicentenaires notions d’aristocratie et desouveraineté, qui furent les pilastres du monde, sablent,aujourd’hui, de leur poussière, les allées impures d’unquinze-vingts de Races royales en déliquescence, qui lescontaminent de leurs émonctoires. A vau-l’eau le respect, larésignation, l’obéissance et le vieil honneur ! Tout estavachi, pollué, diffamé, mutilé, irréparablement destitué etfricassé, de ce qui faisait tabernacle sur l’intelligence. Lasurdité des riches et la faim du pauvre, voilà les seuls trésorsqui n’aient pas été dilapidés !… Ah ! cette paroled’honneur de Dieu, cette sacrée promesse de « ne pas nous laisserorphelins » et de revenir ; cet avènement de l’Espritrénovateur dont nous n’avons reçu que les prémices, – je l’appellede toutes les voix violentes qui sont en moi, je le convoite avecdes concupiscence de feu, j’en suis affamé, assoiffé, je ne peuxplus attendre et mon coeur se brise, à la fin, quelque dur qu’on lesuppose, quand l’évidence de la détresse universelle a trop éclaté,par-dessus ma propre détresse !… O mon Sauveur, ayez pitié demoi !

La voix du lamentateur qui sonnait, depuis quelques minutes,comme un buccin, dans cette demeure pacifique inaccoutumée à detels cris, s’éteignit dans une averse de pleurs. Le père Athanase,beaucoup plus ému qu’il n’aurait voulu le paraître, lui posa lamain sur la tête et, le contraignant à s’agenouiller, prononça surlui cette efficace bénédiction sacerdotale qui tient del’absolution et de l’exorcisme.

– Allez, mon cher enfant, lui dit-il ensuite, et que la paix deDieu vous accompagne. Peut-être avez-vous été destiné pour quelquegrande chose. Je l’ignore. Vous êtes tellement jeté en dehors desvoies communes qu’une extrême réserve s’impose naturellement à moiet paralyse jusqu’à l’expression de mes craintes. Les prières desChartreux vous sont acquises et vous suivront comme à l’échafaud,considérant, au pis aller, que vous êtes en danger de mort. C’esttout vous dire. Allez donc en paix, cher malheureux, etsouvenez-vous que, toutes les portes de la terre sefermassent-elles contre vous avec des malédictions, il en est une,grande ouverte, au seuil de laquelle vous nous trouverez toujours,les bras tendus pour vous recevoir.

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