Le Désespéré

Chapitre 12

 

Marchenoir écrivit une seule fois à Véronique, pour lui annoncerson retour. Par crainte ou par vertu, il s’en était abstenujusqu’alors, quoiqu’il en mourût de désir, se bornant à lamentionner avec une tendresse peu déguisée, dans chacune de sesépîtres au sempiternel Leverdier. Enfin, quelques jours avant sondépart, il se décida tout à coup, et voici son inconcevable lettre:

Ma chère Véronique, je vous prie d’ajouter pour moi, à vosprières accoutumées, les oraisons pour les agonisants que voustrouverez dans votre eucologe. Mon corps se porte bien, mais monesprit est dans l’angoisse de la mort et je vous supposeparticulièrement désignée pour me secourir, puisque c’est àl’occasion de vous que j’endure cette épouvantable tribulation.

Je suis éperdument amoureux de vous, voilà la vérité, et il afallu que je m’éloignasse de Paris pour le sentir. Je me suisdéterminé à vous l’écrire sur cette simple réflexion, que vousdeviez le savoir. Les femmes sont clairvoyantes en pareil cas, etce sentiment, inaperçu de moi jusqu’à ces derniers jours, vousl’avez certainement discerné depuis longtemps, si j’en juge parcertaines prudences que je me rappelle, aujourd’hui, et quitendaient manifestement à en retarder l’explosion. Mais, quand mêmevous n’auriez rien compris ni rien deviné, j’ai pensé qu’il fallaitencore me déclarer, ne fût-ce que pour écarter de nos relations ledanger d’un tel mystère.

Qu’allons-nous devenir ? Il n’y a que deux issues : vous mesauvez ou je vous perds. Quant à nous séparer, en admettant que cefût possible, ce serait peut-être le plus funeste des dénouements.Vous avez mis autour de ma vie un surnaturel chrétien si capiteux,que je ne pourrais plus respirer une autre atmosphère.

Or, je n’ai plus de courage du tout, mon âme est complètementdémontée. Il va falloir vous condamner à une réserve inouïe, car jebrûle sur moi-même, depuis l’agitation de ce voyage, comme unetorche mal éteinte que le vent aurait rallumée. Cette fraternitépostiche qui nous unit et nous sépare, jusqu’à maintenant, ne vaplus suffire. Il faudrait construire quelque autre muraillemitoyenne qui montât jusqu’au septième ciel et qu’aucune trahisondes sens ne pût entamer.

Ce travail de maçonnerie vous sera, sans doute, possible, àvous, âme spirituelle et dessouillée, qui n’avez plus de corps quepour les yeux trop charnels de votre malheureux ami, dont votreprésence va remuer, je le sens bien, toutes les vieillescroupissures et toutes les fanges. Cherchez donc, chère trésorièred’héroïsme, c’est peut-être dans la direction du martyre que vousdécouvrirez ce qu’il nous faut.

Vous ne pouvez supporter qu’on vous regarde comme une sainte, etvous savez si j’approuve cette horreur. Mais dans l’hypothèse qu’ilaurait plu à Notre Seigneur de jeter sur vous toute la pourpre deson ciel, vous continueriez encore, néanmoins, d’être une vraiefemme pour l’éternité – comme on est un prêtre, – car ce que Dieu afabriqué de son essentielle Main porte caractère indélébile, aussibien que les Sacrements de son Église. Vous seriez forcée, parconséquent, de voir aussi nettement qu’une autre le mal de cemonde, où la mort fut acclimatée par la première de voustoutes.

C’est pourquoi je vous ai demandé les prières des agonisants. Jesuis en péril de mort pour mon âme, à cause de vous, bien-aimée, etje retourne à Paris, dans une semaine, comme on se fait porter enterre. Si vous n’êtes pas devenue toute forte contre ma faiblesse,je vous entraînerai dans une caverne de désespoir.

Vous me l’avez fait comprendre vous-même, il y a longtemps. Quevous devinssiez ma femme ou ma maîtresse, l’abomination seraitégalement infinie. Je retrouverais dans votre lit et dans vos brastout votre passé, et ce passé, délié de l’abîme où l’a précipitévotre pénitence, m’arracherait de vous, morceau par morceau, avecdes tenailles rougies, pour s’installer à ma place. Notre amourserait un opprobre et nos voluptés un vomissement. Nous aurionstout perdu de ce qui nous honore et tout retrouvé de ce qui peutnous avilir davantage. A la place de ce canton lumineux du ciel oùnous planons en souffrant, neuf serions accroupis au bord d’unchemin public, dans une encognure infecte, où les plus immondesanimaux auraient la permission de nous salir au passage…

Il faut donc m’exorciser, ma très chère, je ne sais comment,mais il le faut tout de suite, sous peine d’enfer et de mort. Voilàtout, mon esprit est plein de ténèbres et je ne saurais vous offrirl’ombre d’une idée qui ressemblât à une apparence de salutaireexpédient. Ah ! mon amie, ma trois fois aimée, ma belleVéronique du chemin de la Croix ! combien je souffre !mon coeur se brise et je pleure, comme je vous ai vue, tant defois, pleurer vous-même, agenouillée, des journées entières, devantvotre grand crucifix ! Seulement, vos larmes étaientinfiniment douces et les miennes sont infiniment amères.

Votre MARIE-JOSEPH

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