Le Désespéré

Chapitre 3

 

L’imploration postale de ce Marchenoir au prénom si étrangeétait donc doublement inhabile. Elle étalait une complète misère,la chose du monde la plus inélégante aux yeux d’un pareil dandy deplume, et laissait percer, dans les dernières lignes un vague, maisirrémissible mépris, dont l’infortuné pétitionnaire, inexpert aumaniement des vanités, et, d’ailleurs, anéanti, ne s’était pasaperçu. Il avait même cru, dans son extrême fatigue, pousser assezloin la flatterie et il s’était dit, avec le geste de lancer untrésor à la mer, que son effrayante détresse exigeait un telsacrifice.

Dulaurier et lui ne se voyaient presque plus depuis des années.Une sorte de curiosité d’esprit les avait poussés naguère l’un versl’autre. Pendant des saisons on les avait vus toujours ensemble, —la misanthropie enflammée du bohème qui passait pour avoir dugénie, faisant repoussoir à la sceptique indulgence de l’arbitrefutur des hautes finesses littéraires.

Dès la première minute de succès, Dulaurier sentitmerveilleusement le danger de remorquer plus longtemps ce requin,aux entrailles rugissantes, qui allait devenir son juge et,suavement, il le lâcha.

Marchenoir trouva la chose très simple, ayant déjà pénétré cetteâme. Ce ne fut ni une rupture déclarée, ni même une brouille. Cefut, de part et d’autre, comme une verte poussée d’indifférenceentre les intentions inefficaces dont cette amitié avait été pavée.On avait eu peu d’illusions et on ne s’arrachait aucun rêve.

De loin en loin, une poignée de main et quelques parolesdistraites quand on se rencontrait. C’était tout. D’ailleurs lerayonnant Alexis montait de plus en plus dans la gloire, ildevenait empyréen. Qu’avait-il à faire de ce guenilleux brutal quirefusait de l’admirer ?

Un jour cependant, Marchenoir ayant réussi à placer quelquesarticles éclatants au Pilate, – journal pituiteux à immense portée,dont le directeur avait eu passagèrement la fantaisie decondimenter la mangeoire, – Dulaurier se découvrit tout à coup unregain de tendresse pour cet ancien compagnon des mauvais jours,qui se présentait en polémiste et qui pouvait devenir un ennemi desplus redoutables.

Heureusement, ce ne fut qu’un éclair. Le journal immense,bientôt épouvanté des témérités scarlatines du nouveau venu et deson scandaleux catholicisme, s’empressa de le congédier. L’exécutéMarchenoir vit se fermer aussitôt devant lui toutes les portes desjournaux sympathiquement agités du même effroi et, plein de famine,évincé du festin royal de la Publicité, pour n’avoir pas voulurevêtir la robe nuptiale des ripaillants maquereaux de lacamaraderie, il replongea dans les extérieures ténèbres d’où nepurent le tirer deux livres supérieurs, étouffés sans examen sousle silence concerté de la presse entière.

Le fatidique Dulaurier, qui n’avait jamais eu la pensée desecourir ce réfractaire d’une parcelle de son crédit defeuilletoniste influent, n’était, certes, pas homme à secompromettre en jouant pour lui les Bons Samaritains. Dans lesrencontres peu souhaitées que leur voisinage rendait difficilementévitables, il sut se borner à quelques protestations admiratives,accompagnées de gémissements mélodieux et d’affables reproches surl’intransigeance, au fond pleine d’injustice, qui lui avait attirécette disgrâce.

– Pourquoi se faire des ennemis ? Pourquoi ne pas aimertout le monde qui est si bon ? L’Évangile, d’ailleurs, auquelvous croyez, mon cher Caïn, n’est-il pas là pour vousl’apprendre ?

Il osait parler de l’Évangile !… et c’était pourtant verscet homme que le naufragé Marchenoir se voyait réduit à tendre lesbras !

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