Le Désespéré

Chapitre 2

 

L’ensemble des constructions de la Grande-Chartreuse couvre uneétendue de cinq hectares et ses bâtiments sont abrités par quarantemille mètres carrés de toiture. Au seul point de vue topographiqueces chiffres justifient suffisamment l’épithète de grandeinséparable du nom de Chartreuse, quand on veut désigner ce caputsacrum de toutes les chartreuses de la terre. On dit laGrande-Chartreuse comme on dit Charlemagne.

Écrasée une première fois par une avalanche, au lendemain de safondation, et reconstruite presque aussitôt sur l’emplacementactuel, moins exposé à la chute des masses neigeuses ;saccagée deux fois de fond en comble par les calvinistes et lesrévolutionnaires, cette admirable Métropole de la Vie contemplativea été incendiée huit fois en huit siècles. Ces huit épreuves par lefeu, symbole de l’Amour, rappellent à leur manière les huitBéatitudes évangéliques, qui commencent par la Pauvreté etfinissent par la Persécution.

Enfin, le 14 octobre 1792, la Grande-Chartreuse fut fermée pardécret de l’Assemblée nationale et rouverte seulement le 8 juillet1816. Pendant vingt-quatre ans, cette solitude redevint muette, desilencieuse qu’elle avait été si longtemps, muette et désolée commeces cités impies de l’Orient que dépeuplait la colère duSeigneur.

C’est qu’il lui fallait payer pour tout un peuple insolvable quepressait l’aiguillon du châtiment, en accomplissement de cette loitranscendante de l’équilibre surnaturel, qui condamne les innocentsà acquitter la rançon des coupables. Nos courtes notions d’équitérépugnent à cette distribution de la Miséricorde par la Justice.Chacun pour soi, dit notre bassesse de coeur, et Dieu pour tous.Si, comme il est écrit, les choses cachées nous doivent êtrerévélées un jour, nous saurons, sans doute à la fin, pourquoi tantde faibles furent écrasés, brûlés et persécutés dans tous lessiècles ; nous verrons avec quelle exactitude infinimentcalculée furent réparties, en leur temps, les prospérités et lesdouleurs, et quelle miraculeuse équité nécessitait passagèrementles apparences de l’injustice !

Chose digne de remarque, la Grande-Chartreuse continua d’êtrehabitée. Un religieux infirme y resta et n’y fut jamais inquiété,bien qu’il portât toujours l’habit. Le 7 avril 1805, – c’était ledimanche des Rameaux, – on le trouva mort dans sa cellule, à genouxà son oratoire ; il avait rendu son âme à Dieu, en priant. Peude jours après, Chateaubriand visitait la Grande-Chartreuse.

Je ne puis décrire, dit-il dans ses Mémoires d’Outre-Tombe, lessensations que j’éprouvai dans ce lieu ! les bâtiments selézardaient sous la surveillance d’une espèce de fermier desruines ; un frère lai était demeuré là pour prendre soin d’unsolitaire infirme qui venait de mourir. La religion avait imposé àl’amitié la fidélité et la reconnaissance. Nous vîmes la fosseétroite fraîchement couverte. On nous montra l’enceinte du couvent,les cellules accompagnées chacune d’un jardin et d’unatelier ; on y remarquait des établis de menuisiers et desrouets de tourneurs ; la main avait laissé tomber leciseau ! Une galerie offrait Les portraits des Supérieurs del’Ordre. Le palais ducal de Venise garde la suite des ritratti desDoges, lieux et souvenirs divers ! Plus haut, à quelquedistance, on nous conduisit à la chapelle du reclus immortel deLesueur. Après avoir dîné dans une vaste cuisine, nousrepartîmes.

Aujourd’hui, la Grande-Chartreuse est aussi prospère que jamais.Les innombrables voyageurs peuvent rendre témoignage de l’étonnantevitalité de cette dernière racine du vieux tronc monastique, quequatre révolutions et quatre républiques n’ont pu arracher du solde la France.

Il serait puéril d’entreprendre une cent unième description decette célèbre Cité du renoncement volontaire et de la vraie joie,aujourd’hui connue de tout ce qui lit et pense dans l’univers.D’ailleurs, Marchenoir ne visitait pas la Grande-Chartreuse enobservateur, mais en malade, et, plus tard, il eût été fortembarrassé de rendre compte des heures de son séjour qui dura prèsd’un mois.

Simplement, il avait résolu de s’enfoncer, comme il pourrait,dans ce silence, dans cette contemplation, dans ce crépusculed’argent de l’oraison, qui guérit les colères et qui guérit lestristesses. Il savait d’avance combien la solitude est nécessaireaux hommes qui veulent vivre plus ou moins de la vie divine. Dieuest le grand Solitaire qui ne parle qu’aux solitaires et qui nefait participer à sa puissance, à sa sagesse, à sa félicité, queceux qui participent, en quelque manière, à son éternellesolitude ! Sans doute, la solitude est réalisable partout etmême au milieu des meutes courantes du monde, mais quelles âmescela suppose, et quel exil pour de telles âmes ! Or, il avaitle pied dans la patrie de ces exilées ; la famille chartreusede saint Bruno, la plus parfaite de toutes les conceptionsmonastiques, la grande école des imitateurs de la solitude deDieu !

Marchenoir y trouva précisément ce qu’il était venu chercher, cequ’il avait déjà commencé à trouver en chemin : la paix et lacharité.

– Levavi oculos meos in montes, dit-il au père qui le reçut,unde veniet auxilium mihi. Je vous apporte mon âme à ressemeler età décrotter. Je vous prie de souffrir ces expressions decordonnier. Si j’en employais de moins nobles, j’exprimerais encoremieux l’immense dégoût que m’inspire à moi-même l’indigent artistequi vient implorer l’hospitalité de la Grande-Chartreuse.

L’autre, un long moine pacifique à la tonsure joyeuse, regardal’hirsute et lui répondit avec douceur.

– Monsieur, si vous êtes malheureux, vous êtes le plus cher denos amis, les montagnes de la Grande-Chartreuse ont des oreilles etle secours qu’elles pourront vous donner ne vous manquera pas.Quant à votre chaussure spirituelle, ajouta-t-il en riant, noustravaillons quelquefois dans le vieux, et peut-être arriverons-nousà vous satisfaire.

La jubilante physionomie de ce religieux plein d’intelligenceplut immédiatement à Marchenoir. En quelques paroles serrées etrapides de ce préliminaire entretien, il lui exposa toute sonaventure terrestre. Il lui dit ses travaux et les ambitieusespétitions de sa pensée, – Je veux écrire l’histoire de la Volontéde Dieu, formula-t-il, avec cette saisissante précision dediscobole oratoire qui paraissait le plus étonnant de ses dons.

Pour le dire ici en passant, Marchenoir, aux temps de laRépublique romaine, eût été tribun, comme les Gracques, et il eûtmarché de plain-pied sur la face antique. La maîtresse du mondeprenait volontiers ses maîtres parmi ces porte-foudre, cesfracassants de la parole que le genre humain, — muet destupéfaction depuis sa chute, — a toujours écoutés.

Cette faculté, tout à fait supérieure en lui, avait [eu?] ledéveloppement tardif de ses autres facultés. Longtemps il avait eula bouche cousue et la langue épaisse. Sa timidité naturelle, unecompressive éducation, puis l’étouffoir de toutes les misères de sajeunesse avaient exceptionnellement prolongé pour lui lebalbutiement de l’enfance. Il avait fallu la décisive rencontre deLeverdier et la nouvelle existence qui s’ensuivit, pour lui dénouerà la fois le coeur, l’esprit et la langue. Un jour, il se leva toutarmé… pour n’avoir jamais à combattre, — l’exutoire unique d’unorateur dans les temps modernes, c’est-à-dire la politique deparlement, lui faisant horreur.

Ce tonitruant dut éteindre ses carreaux. Seulement parfois iléclatait, et c’était superbe. Comme imprécateur, surtout, il étaitinouï. On l’avait entendu rugir, comme un lion noir, dans descabinets de directeurs de journaux qu’il accusait, avec justice, dedonner le pain des gens de talent à d’imbéciles voyous de lettreset qu’il saboulait comme la plus vile racaille.

Mais, à la Grande-Chartreuse, il n’avait aucun besoin de ceprestige, ni d’aucun autre. Il suffisait, comme le lui avait dit lepère Athanase, dès le premier instant, qu’on le sût malheureux etsouffrant d’esprit. Même les habitudes de cet artiste parisienfurent prises en considération, autant qu’il était possible, parl’effet d’une bonté discrète et vigilante qui le pénétra. Ce maladene fut soumis à la décourageante rigueur d’aucun règlement deretraite. Tout ce qui n’était pas incompatible avec la régularitédu monastère lui fut accordé, sans même qu’il le demandât, jusqu’àla permission de fumer dans sa chambre, faveur presque sansexemple. On le laissa songer à son aise. Son âme excédée, vibrantecomme un cuivre, se détendit et s’amollit, — délicieusement, — à laflamme pleine de parfums de cette charité…

Chaque jour, le père Athanase, devenu son ami, le venait voir,lui donnant avec joie tout le temps qu’il pouvait. Et n’étaient desconversations infinies. où le religieux, naguère élevé dans lesabrutissantes disciplines du monde, s’instruisait, une fois de plusde leur néant, à l’école de ce massacré, et qui remplissaientcelui-ci d’une tranquille douleur de ne pouvoir leur échapper dansla lumineuse Règle de ces élargis.

Ces chartreux, si austères, si suppliciés, si torturés par lesrigueurs de la pénitence, — sur lesquels s’apitoie, légendairement,l’idiote lâcheté des mondains, — il voyait clairement que ce sontles seuls hommes libres et joyeux dans notre société de forçatsintellectuels ou de galériens de la Fantaisie, les seuls quifassent vraiment ce qu’ils ont voulu faire, accomplissant leurvocation privilégiée dans cette allégresse sans illusion que Dieuleur donne et qui n’a besoin d’aucune fanfare : pour s’attester àelle-même qu’elle est autre chose qu’une secrète désolation.

– Mon père, dit-il un jour, croyez-vous, en conscience, que lavie religieuse régulière me soit décidément et absolumentinterdite ? Vous savez toute mon histoire, tous mes rêvesinhumés, et mon clairvoyant dégoût de toutes les séculièrespromesses. Les liens qui me tiennent encore peuvent se rompre. Lelivre que je porte en moi, s’il est viable, pourrait naître ici,puisque vous êtes un ordre écrivant. Vous voyez combien je suisexposé à périr dans de vaines luttes, où il est presque impossibleque je triomphe, combien je suis fatigué et recru de ma douloureusevoie. Mon âme, qui n’en peut plus, s’entrouvre comme un vaisseaucriblé qui a trop longtemps tenu la mer… Ne pensez-vous pas quecette retraite imprévue est, peut-être, un coup de la Providencequi voulait, dès longtemps, me conduire et me fixer dans leHavre-de-Grâce de votre maison ?

– Mon cher ami, repartit le père devenu très grave, depuisl’heure de votre arrivée, j’attendais cette question. Elle vientassez tard pour que j’aie pu, en vous étudiant, me préparer à yrépondre. En conscience et devant Dieu, dont j’ignore autant quevous les desseins, je ne vous crois pas appelé à partager notrevie, quant à présent, du moins. Vous avez quarante ans et vous êtesamoureux. Vous ne le voyez pas, vous ne le savez pas, mais il enest certainement ainsi et cela saute aux yeux. Je veux croire à lapureté de votre passion, mais cette circonstance est adventice etn’en change pas le caractère. Vous êtes tellement amoureux qu’en cemoment même vous frémissez jusqu’au fond de l’âme.

Or, je le répète, vous avez quarante ans. Vous m’avez parlé dela valeur symbolique des nombres, étudiez un peu celui-là. Laquarantième année est l’âge de l’irrévocable pour l’homme noncondamné à un enfantillage éternel. Une pente va s’ouvrir sous vospieds, j’ignore laquelle, mais, à mon jugement il serait miraculeuxqu’elle vous portât dans un cloître. Puis, vous êtes un homme deguerre et de perpétuelle inquiétude. Tout cela est bien peumonastique. C’est encore une sottise romantique dont il faudra vousdébarrasser, mon cher poète, de croire que le dégoût de la vie soitun signe de vocation religieuse. Vous n’êtes jusqu’à présent quenotre hôte, vous allez et venez comme il vous plaît, vous rêvez surla montagne et dans notre belle forêt de sapins verts, malgré lescinquante centimètres de neige qui vous paraissent un enchantementde plus, mais, croyez-moi, l’apparition de notre Règle vousremplirait d’effroi. C’est alors que vous sentiriez la force dulien que vous croyez pouvoir rompre à votre volonté, et qui vousparaîtrait aussi peu fragile que l’immense chaîne de bronze quibarrait le port de Carthage. Au bout d’une semaine de cellule, lemanteau noir de nos postulants vous brûlerait les reins, comme lafabuleuse tunique, et vous deviendriez vous-même un Centaure pournous fuir… mon pauvre enfant !

Marchenoir baissa la tête et pleura.

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