Le Désespéré

Chapitre 1

 

Le voyage du retour parut interminable à Marchenoir. On était enplein février, et le train de nuit qu’il avait choisi dans ledessein d’arriver, le matin, à Paris, lui faisait l’effet de roulerdans une contrée polaire, en harmonie avec la désolation de sonâme. Une lune, à son dernier quartier, pendait funèbrement sur deplats paysages, où sa méchante clarté trouvait le moyen denaturaliser des fantômes. Ce restant de face froide, grignotée parles belettes et les chats-huants, eût suffi pour sevrer d’illusionslunaires une imagination grisée du lait de brebis des vieillesélégies romantiques. De petits effluves glacials circulaient àl’entour de l’astre ébréché, dans les rainures capitonnées desnuages, et venaient s’enfoncer en aiguilles dans les oreilles et lelong des reins des voyageurs, qui tâchaient en vain de calfeutrerleurs muqueuses. Ces chers tapis de délectation étaientabominablement pénétrés et devenaient des éponges, dans tous lescompartiments de ce train omnibus, qui n’en finissait pas de ramperd’une station dénuée de génie à une gare sans originalité.

De quart d’heure en quart d’heure, des voix mugissantes oulamentables proféraient indistinctement des noms de lieux quifaisaient pâlir tous les courages. Alors, dans le conflit destampons et le hennissement prolongé des freins, éclatait unebourrasque de portières claquant brusquement, de cris de détresse,de hurlements de victoire, comme si ce convoi podagre eût étéassailli par un parti de cannibales. De la grisaille nocturneémergeaient d’hybrides mammifères qui s’engouffraient dans lesvoitures, en vociférant des pronostics ou d’irréfutablesconstatations, et redescendaient, une heure après, sans que nulleconjecture, même bienveillante, eût pu être capable de justifiersuffisamment leur apparition.

Marchenoir installé dans un coin et demeuré presque seul vers lafin de la nuit, par un bonheur inespéré dont il rendit grâces àDieu, allongea ses jambes sur la banquette implacable destroisièmes classes, mit son sac sous sa tête et essaya de dormir.Il avait froid aux os et froid au coeur. La lampe du wagonvacillait tristement dans son hublot et lui versait à cru sa morneclarté. A l’autre extrémité de cette cellule ou de ce cabanonroulant, un pauvre être, ayant dû appartenir à l’espèce humaine, unjeune idiot presque chauve, agitait sans relâche, avec desgloussements de bonheur, une espèce de boîte à lait dans laquelleon entendait grelotter des noisettes ou de petits cailloux, pendantqu’une très vieille femme, qui ne grelottait pas moins,s’efforçait, en pleurant, de tempérer son allégresse, aussitôtqu’elle menaçait de devenir trop aiguë.

Le malheureux artiste ferma les yeux pour ne plus voir cegroupe, qui lui paraissait un raccourci de toute misère et qui lepoignait d’une tristesse horrible. Mais il mourait de froid et lesommeil n’obéissait pas. Les choses du passé revinrent sur lui,plus lugubres que jamais. Cet affreux innocent lui représental’enfant qu’il avait perdu et il se vit, lui-même, par unemonstrueuse association d’images et de souvenirs, dans cetteaïeule, dont le vieux visage ruisselant lui rappelait tant delarmes, sans lesquelles il y avait fameusement longtemps qu’ilserait mort. Le beau malheur, en vérité ! Ses réflexionsdevinrent si atroces qu’il laissa échapper un gémissement, àl’instant répercuté en éclat de jubilation par l’idiot que sagardienne eut quelque peine à calmer.

Alors, Marchenoir se jeta au souvenir de sa Véronique comme à unautel de refuge. Il voulut s’hypnotiser sur cette pensée unique. Ilcommanda à la chère figure de lui apparaître et de le fortifier.Mais il la vit si douloureuse et si pâle que le secours qu’il enattendait ne fut, en réalité, qu’une mutation de son angoisse. Lesfaits imperceptibles de leur vie commune, immenses pour lui seul,et qui avaient été son pressentiment du ciel ; les causeriestrès pures de leurs veillées quand il versait dans cette âme simplele meilleur de son esprit, les longues prières qu’on faisaitensemble devant une image éclairée d’un naïf lampion de sanctuaire,et qui se prolongeaient encore, pour elle, bien longtemps aprèsque, retiré dans sa chambre, il s’était endormi saturé dejoie ; enfin les singuliers pèlerinages dans des églisesignorées de la banlieue ; toute cette fleur charmante de sonvrai printemps lui semblait, cette nuit-là, décolorée, sans parfum,livide et meurtrie, ayant l’air de flotter sur une vasque deténèbres.

Il se rappelait surtout un voyage à Saint-Denis, dans l’octobredernier, par une journée délicieuse. Après une assez longue stationdevant les reliques de l’apôtre, dont Marchenoir avait racontél’histoire, on était descendu dans la crypte aux tombeaux vides desprinces de France. La majesté leur avait paru sonner fort creuxdans cette cave éventée des meilleurs crus de la Mort, et lesépitaphes de ces absents jugés depuis des siècles, dont les chiensde la Révolution avaient mangé la poussière, ils les avaient luessans émotion comme le texte inanimé de quelque registre du néant.L’émotion était venue, pourtant, comme un aigle, et les avaitgrillées, tous deux, ces étranges rêveurs, jusqu’au fond desentrailles.

Au centre de l’hémicycle obituaire, sous le choeur même de labasilique, une espèce de cachot noir et brutalement maçonné selaisse explorer à son intérieur, par d’étroites barbacanes d’oùs’exhale un relent de catacombe. Ils aperçurent, dans cet antreéclairé par de sordides luminaires, une rangée de vingt ou trentecercueils, alignés sur des tréteaux, lamés d’argent, guillochés desvers, maquillés de moisissures, éventrés pour la plupart. C’esttout ce qui reste de la sépulture des Rois Très Chrétiens.

Ce tableau avait été pour Marchenoir d’une suggestion infinieet, maintenant, il le retrouvait, avec précision, dans la lucideréminiscence d’un demi-sommeil où s’engourdissait sa douleur. Satrès douce amie était à côté de lui, toute vibrante de son trouble,et il expliquait de façon souveraine la transmutation des mobiliersroyaux dont cet exemple était sous leurs yeux. La rouge clarté deslampes luttait en tremblant contre la buée d’abîme qui s’élevait ennoires volutes des cassures béantes des bières. Tout ce qu’onvoulut appeler l’honneur de la France et du nom chrétien gisait là,sous cette arche fétide. Les sarcophages, il est vrai, avaient étévidés de leurs trésors, que les fossés et les égouts s’étaientbattus pour avoir, et il n’eût certes pas été possible de trouverdans leurs fentes de quoi ravitailler une famille de scolopendres,pour un seul jour, — mais les caisses de chêne ou de cèdre,pénétrées et onctueuses des liquides potentats qui les habitèrent,n’appartenaient plus à aucune essence ligneuse et pouvaient trèsbien prétendre à leur tour, en qualité de royale pourriture, à lavénération des peuples. On aurait même pu les hisser, avec desgrappins respectueux, sur le trône du Roi-Soleil, où ils eussentfait tout autant que lui, pour la gloire de Dieu et la protectiondes pauvres.

A force de regarder dans ce tissu de ténèbres éraillé d’impurelumière, Marchenoir finit par ne plus rien discerner aveccertitude. Une lampe infecte, en face de lui, paraissait devenirénorme et s’abaisser, comme pour une onction, vers les cercueils.Il y avait, en bas, un remuement effroyable de formes noiresdéfoncées, pendant qu’une rafale glaçante soufflait eu haut, etVéronique se débattait au milieu d’une émeute de spectres, avec descris stridents, sans qu’il pût comprendre comment cela se faisait,ni la secourir, ni même l’appeler…

Un effort suprême le réveilla. L’idiot, en proie à une violentecrise, ayant abaissé la glace de la portière, vociférait avec rage,et la malheureuse vieille, en détresse, implorait du secours. Lesongeur avait eu beaucoup d’affaires avec les idiots et il savaitcomment on les dompte. Il s’approcha donc, prit les deux mains dupauvre être dans une de ses fortes mains et, de l’autre, lui tenantla tête, le contraignit à le regarder. Il n’eut pas même un mot àprononcer, il avait le genre d’yeux qu’il fallait et il eût fait ungardien exquis pour des aliénés. L’exacerbé se détendit comme uneloque et s’endormit presque aussitôt sur l’épaule de sacompagne.

Lui-même, hélas ! aurait eu fièrement besoin qu’on ledétendît et qu’on l’apaisât. Il lui fallut quelques minutes pour seremettre complètement de l’agitation de son cauchemar. Par bonheur,l’aube naissait et il était sûr d’arriver avant une heure.Vainement, il se proposa d’être tout fort, de pratiquer l’héroïsmele plus sublime, quelque mal qui pût arriver. Rien ne pouvaitcontre les pressentiments affreux qui le torturaient. Il se ditqu’il aurait peut-être mieux fait de voyager en seconde classe. Ilaurait eu moins froid, et le froid lui châtrait le coeur, ill’avait souvent éprouvé… Enfin, il avait fait ce qu’il avait pu,Dieu ferait le reste… Il n’avait pas averti ses deux fidèles del’heure de son arrivée. Il était trop sûr qu’ils auraient passé lanuit pour venir l’attendre à la gare. Il sentit un soulagement à lapensée qu’il allait avoir Paris à traverser avant de les revoir, etque ce délai, cette prise d’un air nouveau, dissiperait sans douteson irraisonnée inquiétude. C’était sa lettre à Véronique qui lepoignardait. Il se jugeait atroce et insensé pour l’avoir écrite.Et, cependant, qu’aurait-il pu faire ou ne pas faire, sans être, àses propres yeux, un pire insensé ou un véritabletraître ?

– Je suis un sot, tout ce qui arrive est pour le mieux, finitpar conclure cet étonnant optimiste ; Dieu permet de sa maingauche ou il ordonne de sa main droite et tout s’accomplit dansl’ellipse à deux foyers de sa Providence !

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