Le Désespéré

Chapitre 19

 

La munificence de Leverdier consterna Marchenoir sans lesurprendre. Depuis longtemps, il était habitué à ces merveilles dedévouement qui le bourrelaient d’inquiétude. Il ne s’était pasadressé à lui, le sachant fort gêné et capable, néanmoins, des’écorcher vif et de se tanner sa propre peau, s’il eût fallu, pourlui procurer un peu d’argent. Quoique l’égoïsme affectueux etl’élégante sordidité de Dulaurier lui fussent parfaitement connu,il avait espéré que, pour cette fois du moins, il n’oserait sedérober et que l’exceptionnelle monstruosité d’un tel refusl’épouvanterait par ses conséquences possibles. Il n’avait pasprévu le truc du docteur.

Il mit, un moment, les deux lettres sur le visage du mort, commepour le faire juge, puis il alla s’occuper des préparatifsfunèbres, non sans avoir cacheté avec soin, sous une viergeenveloppe, le billet de cent francs de Dulaurier qu’il lui renvoya,le soir même, sans un seul mot.

Il avait terriblement besoin d’une impression qui le protégeâtcontre les dévouements de sa pensée, et le message de son ami luifut, de toutes manières, une délivrance.

Son père était mort sans le reconnaître, ou, ce qui revenait aumême, sans témoigner, par aucun signe, qu’il le reconnût. Lesilence de plusieurs années de séparation et de mécontentementn’avait pas été interrompu, même à ce suprême instant. Les deuxdernières heures de l’agonie, il les avait passées, auprès dumoribond, agenouillé, pénitent, plein de prières, portant soncoeur, – comme un calice, – dans ses mains tremblantes, pour qu’uneparole, un regard ou seulement un geste de pardon y tombât. Lemystère de la mort était entré, sans prendre conseil, et s’étaitmis entre eux sur son trône d’énigmes…

Cette reine de Saba qui pérambule sans cesse avec ses effrayantstrésors de devinailles, Marchenoir la connaissait bien ! Ill’avait appelée en de néfastes heures, et elle était venue frapperà côté de lui, — tellement près qu’il en avait adoré le souffle etbu la sueur. Il lui en était resté comme un goût de pourriture etdes crevasses au coeur !…

Mais, cette fois, il lui semblait avoir été mieux atteint. Il sedécouvrait une palpitation filiale ignorée et cet arrachementnouveau, après tant d’autres, lui parut une lésion énorme, hors deproportion avec le reliquat d’énergie qu’on lui laissait pour lesupporter.

Un moment, il oublia tout, les deux êtres dont il était aimé,les vastes projets de son esprit, le cadavre même qui bleuissaitsous son regard ; une glaçante rafale d’isolement vinttournoyer dans cette chambre mortuaire embrumée de crainte, il sesentit « unique et pauvre », ainsi qu’il est écrit du Sabaothterrible, et il sanglota sur lui-même, comme un enfant abandonnédans les ténèbres.

Mais, bientôt, l’épine de révolte aux noires fleurs, dont ils’était transpercé de sa propre main, renouvela ses élancements. -Pourquoi une vie si dure ? Pourquoi cette aridité invinciblede l’humus social autour d’un malheureux homme ? Pourquoi cesdons de l’esprit, si semblables à d’efficaces malédictions, qui nesemblaient lui avoir été départis que pour le torturer ?Pourquoi, surtout, ce piège à peu près inévitable, de ses facultésrationnelles en conflit perpétuellement inégal avec ses facultésaffectives ?…

Tout ce qu’il avait entrepris pour la gloire de la vérité ou leréconfort de ses frères avait tourné à sa confusion et à sonmalheur. Les entraînements de sa chair, les avait-il assezinfernalement expiés ! C’était fini, maintenant, tout cela,c’était très loin, c’était effacé par toutes les canoniquespénitences qui raturent la coulpe du chrétien. Le torrentd’immondices avait passé sans retour, mais le vase de la mémoireavait gardé la lie la plus exquise d’anciennes douleurs, quiavaient été presque sans mesure.

Deux cadavres de femmes, naguère lavés de ses larmes, luiparaissaient étendus à droite et à gauche de celui de son père, etun quatrième, cent fois plus lamentable, — celui d’un enfant, —gisait à leurs pieds.

De ces deux femmes qu’il avait adorées jusqu’à la démence etdont il avait accompli le miracle de se faire aimer exclusivement,la première, arrachée à une étable de prostitution, était mortephtisique, – après deux ans de misère partagée, – dans un litd’hôpital où le malheureux, n’ayant plus un sou, avait dû la fairetransporter. Administrativement avisé du décès et voulant, aumoins, donner une sépulture à la pauvre fille, il avait avalé, enl’absence momentanée de son ami, des vagues de boue pour trouverles quelques francs du convoi des pauvres, et il était arrivé uneminute à peine avant l’expiration du délai réglementaire.

Ce déplorable corps nu, jeté sur la dalle de l’amphithéâtre,éventré par l’autopsie, environné d’irrévélables détritus, suintantdéjà les affreuses liqueurs du charnier, avait commencé, pour cecontemplatif dévasté, la dangereuse pédagogie de l’Abyme !

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