Le Désespéré

Chapitre 8

 

Tel était le personnage puissant appelé à prononcer, après tantd’autres, sur le sort de Marchenoir. Rédacteur en chef du Pilate,depuis trois semaines, sans qu’on pût expliquer son élévation, quiétait le secret de quelques femmes et d’un petit groupe detripotiers, cet israélite, longtemps captif dans les subalternesrôles, régnait enfin sur l’un des journaux les plus influents denotre système planétaire à la place de cet amas de chairsputréfiées qui s’était appelé Magnus Conrart, et dont lesexhalaisons suprêmes avaient manqué d’asphyxier sesenfouisseurs.

Celui-ci du moins, n’avait embarrassé l’esprit de sescontemporains d’aucun mystère. Tout le monde savait par quellesbasses manoeuvres cet ancien laquais à tout faire avait, autrefois,suborné la seconde enfance du fondateur du Pilate qui l’avaitinstitué son héritier pour qu’il abaissât les consciences, comme ilavait si longtemps abaissé les marchepieds.

La nullité intellectuelle de l’affreux drôle l’avait servi plusefficacement que le génie même. Devenu l’intendant de laquotidienne pâture des âmes, son choix s’était naturellement portésur les panetiers et les mitrons littéraires les plus capables decontenter l’ignoble appétit d’une société que la Républiqueinstruisait à chercher sa vie dans les ordures. La spéculation laplus profonde n’aurait pu mieux faire. Magnus était, parconséquent, devenu un très grand monarque, le monarque des portesouvertes offrant la vespasienne hospitalité du Pilate, à toutepuante réclame, à toute caséeuse annonce, à tout lancementammoniacal de promesses financières, à tout traficrémunérateur.

L’insolente Fortune, qui choisit ordinairement de telsconcubins, l’avait à ce point comblé, que la bassesse même de sonesprit et la surprenante adiposité de son âme écartèrent de lui lesinimitiés personnelles ou les rivalités agressives, qu’une pincéede mérite n’aurait pas manqué d’attirer à un caudataire siscandaleusement parvenu. Il fut cet ami de toutes les canaillesqu’on appelle un sceptique ou un « bon garçon » et, joyeusementattablé au foin de ses bottes, il descendit le fleuve de la viedans la barque pavoisée de fleurs et lestée de lard, del’universelle camaraderie.

Lorsqu’il s’avisa de réprouver Marchenoir dont il avait espérémonnayer les rares facultés de rhinocéros, — oubliant trop que cepachyderme en liberté pouvait avoir la fantaisie de le piétiner, —il eut encore cette chance inouïe d’en être silencieusementméprisé. Quelle formidable caricature à la Pétrone n’eût pas été,sous une telle plume, un portrait simplement exact de ce Trimalciondu journalisme ! Le satiriste, congédié presque honteusementdu Pilate, avait dû triompher de tentations terribles et subir desacrés assauts, car sa vengeance était trop facile.

Mais, bientôt, Magnus lui-même se chargea de venger tout lemonde. Atteint d’une blessure au pied, que la putridité de son sangrendit promptement incurable, dévoré par la gangrène et souffrantd’atroces tortures, il termina sa vie par l’ignoble pendaisonvolontaire dont les détails ont écoeuré plusieurs virtuoses dusuicide.

Properce Beauvivier n’apportait pas, il est vrai, une moralitébien supérieure. Cependant, les deux ou trois demi-douzainesd’artistes que le prédécesseur n’avait pas eu le temps d’étranglerrespirèrent. C’est que Beauvivier avait, en raison, sans doute, desparadoxales difformités de son âme, une prédilection infernale pourle talent ! Aussi longtemps que ses propres intérêts neseraient pas en jeu, on pouvait y compter jusqu’à un certain point.Il était bien certain, par exemple, qu’il faudrait une pressionextérieure de tous les diables pour lui faire accepter de la prosedu bossu Ohnet, au préjudice d’un écrivain de dixième ordre, etmême en l’absence de toute compétition.

Canaille pour canaille, c’était bien quelque chose aussi d’avoiraffaire à un homme qui ne fût pas exclusivement un goujat, quin’eût pas uniquement en vue, quoique juif, l’encaissement dunuméraire, et qui fût capable de comprendre à peu près, quand onlui ferait l’honneur d’avoir besoin d’en être écouté. On se prit àrêver la chimérique aubaine d’un Pilate redevenu littéraire, commeaux jours lointains de sa fondation. On espéra que le seul fait desavoir écrire cesserait enfin d’être regardé comme un irrémissibleforfait, et que le nouveau prince allait introduire quelqueadoucissement à la loi pénale édictée par le turgide Magnus, quicondamnait au lent supplice de l’inanition les blasphémateurs de lamédiocrité.

Quels que pussent être les probables cloaques de sonarrière-pensée, on ne pouvait douter que le sentiment d’une réelleestime littéraire eût été pour beaucoup dans son désir deréintégrer Marchenoir. Cela paraissait d’autant plus évident qu’ilavait deux ou trois fois senti, pour son propre compte, la morsurede ce pamphlétaire que tous ses instincts de voluptueux etd’empoisonneur auraient dû lui faire abhorrer.

Deux jours après le dîner de Vaugirard, Marchenoir portalui-même son article au directeur du Pilate. Beauvivier le reçutavec une cordialité grandissime, commandée spécialement, pour cetteentrevue, chez un fournisseur d’archiducs.

Le visiteur exprima d’abord sa surprise d’avoir été favorisé parle Pilate d’une recherche en collaboration, après un si motivébannissement de sa copie par la presse entière. Il ajouta qu’iln’entendait rapporter l’initiative d’une démarche si honorable pourlui qu’à l’indépendance d’esprit du nouveau maître, assez haut pourrompre en visière avec des traditions funestes aux lettres…

– Votre prédécesseur, dit-il, ne gâtait pas les écrivains, quandil s’en trouvait. Il leur faisait amèrement déplorer de n’avoir pasété mis en apprentissage chez quelque diligent savetier, dès leurtendre enfance. On dit que vous avez le dessein de relever lamuraille de la Chine et d’endiguer l’horrible muflerie qui menacele céleste Empire du Journalisme. S’il en est ainsi, je suis tout àvous et je vous promets une énergique lieutenance. Je suis trèspersuadé que, même au point de vue moins élevé de la spéculation,une presse courageuse et, franchement, scandaleusement littéraire,ne serait point une infructueuse tentative ! La sociétécontemporaine est hideusement abrutie et dégradée par lespollutions ressassées d’une chronique de trottoir qui n’a plus mêmel’excuse de lui donner un semblant de palpitation.

Nos journaux, avouons-le, sont crevants d’ennui. Lesdélectations américaines du reportage et de la réclame ne sont pasinfinies. Si vous étiez un homme énergique et profond, – ai-je ditun jour à cette brute de Magnus Conrart, – non seulement vousm’accepteriez tel que je suis, mais vous grouperiez les gens de masorte, absurdement écartés par votre système, et, je vous le jure,nous déterminerions un courant nouveau. Le monde a toujours obéi àdes volontés qui s’exprimaient, la cravache ou la trique en l’air.Nous formerions une oligarchie intellectuelle, d’autant plusacclamés de la foule que nous serions moins capables de laflagorner. Je ne vous connais pas, personnellement, monsieurBeauvivier. Je ne sais de vous que vos livres, dont j’ai ditbeaucoup de mal. Qu’importe ? Si vous aimez le talent,pourquoi ne profiteriez-vous pas de votre quasi-royauté du Pilatepour tenter cette magnifique aventure dont l’ancien directeur arepoussé l’idée comme une folie ?

Properce, évidemment préparé à tout entendre, avait pris uneattitude de séduction. Il s’était levé et accoudé à la cheminée,faisant face à Marchenoir assis devant lui. Celui de ses deux brasqui soutenaient sa désirable personne laissait pendre, au rebord dumarbre, une experte main, fuselée par la pratique des nageantescaresses, et qu’on s’étonnait de ne pas voir membraneuse comme lepied d’un albatros. L’autre main complimentait sa barbe en mitre,dont la fourche soyeuse avait l’air de bifurquer sur quelqueinvisible croupion. L’une de ses jambes fines de Sardanapaleaccoutumé à languissamment s’ébattre était ramenée sur l’autre, lapointe en bas, comme un serpent qui s’enlacerait à un serpent. Letorse flexible, tabernacle de son coeur pourri, transparaissait autravers de la fluide flanelle, couleur crème et liserée de vertd’ortie, d’un pet-en-l’air matinal.

La lumière de la fenêtre, qui tombait en plein sur son visage etsur les blondeurs fanées de son poil, ne le montrait pourtant pastrès beau, ce jour-là. Sa pâleur, habituellement extraordinaire,atteignait presque à la lividité marbrée d’une tranche deroquefort, menacée de la plus imminente fécondité. Des sillonsblafards, des raies crayeuses y couraient comme des sutures, et lebleu des yeux, – naguère qualifiés de céruléens, – commençaitvisiblement à se faïencer sous les cuites sans nombre dulibertinage.

N’importe, il avait mis au clair son plus adolescent sourire, etMarchenoir, l’homme le plus aisément friponnable, quand on voulaitlui coller la fausse monnaie d’une sympathie sans valeur, y futtrompé, comme toujours, en dépit des cruels avertissements de sonexpérience.

– Monsieur Marchenoir, répondit le Proxénète, – dilatant assezson sourire pour qu’une rangée de buées syphilitiques devîntvisible au dedans de la lèvre inférieure, – je n’ai pas de peine àdeviner que vous m’apportez un article de début d’une rarevéhémence. Donnez-le-moi, j’y jetterai simplement les yeux et vouspourrez, à l’instant, me juger sur mes actes.

Marchenoir tendit le manuscrit.

– La Sédition de l’Excrément !… Titre superbe !… LéoTaxil… la pornographie murale… très bien ! Il s’assit et,prenant une plume, écrivit en syllabisant à haute voix :

« Nous sommes heureux d’offrir l’hospitalité de nos colonnes àl’article suivant de notre vaillant confrère Caïn Marchenoir, l’undes plus sombres coryphées de la littérature contemporaine, qu’undeuil récent avait éloigné du champ de bataille et qu’un scandalemonstrueux y ramène aujourd’hui plus formidable que jamais. Noslecteurs applaudiront certainement à cette voix énergique s’élevanttout à coup au milieu du lâche silence de l’opinion. Ilsaccepteront les audaces de forme d’un satiriste génial, dont lesindignations généreuses s’expriment en frémissant, et qui pense quetoute arme est bonne pour la répression des industriels fangeux quiont entrepris de souiller nos murs. Le Pilate, traditionnellementattentif à détourner, autant que possible, les effets immoraux deces attentats, met volontiers sa publicité au service de l’écrivainle plus capable d’en montrer les dangers. Caïn Marchenoir estsurtout une conscience. Ses nombreux ennemis ont pu l’accuserd’être passionné jusqu’à l’intolérance, mais nul ne s’est jamaisavisé de mettre en doute sa sincérité parfaite, alors même que sapolémique semblait excessive. – P. B. »

Properce glissa ce boniment sous enveloppe avec l’article etsonna. Un groom, d’une candeur hypothétique, apparut.

– Portez cela à l’imprimerie, sans perdre une minute, dit-il àce serviteur. Vous direz, de ma part, qu’on donne à composer toutde suite.

Se levant, alors, et s’adressant à Marchenoir surpris et déjàcomblé :

– Etes-vous content de moi, homme terrible ? Vous voyez sije suis docile et rapide. Je vous prie de m’accorder, en retour,une vraie faveur. Demain soir, je réunis à ma table quelquesconfrères. Soyez des nôtres. Je sais bien que ces réunions ne sontpas dans vos goûts de solitaire. Mais je pense qu’il est politiquede vous montrer un peu à ces bonnes gens, qui vous détestent pourla plupart et qui vous lécheront, le plus civilement du monde,quand ils auront appris que vous rentrez au Pilate. Je vous ménageun complet triomphe. Venez sans habit et faites-moi l’honneurdésormais de compter sur mon amitié, ajouta-t-il, en lui offrantcelle de ses deux mains qui avait le plus servi.

Marchenoir, presque touché, promit de revenir le lendemain ets’en alla, doucement rêveur.

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