Le Désespéré

Chapitre 11

 

Marchenoir père, instruit par sa propre expérience du néant desespérances administratives, avait décidé de pousser son fils dansl’industrie. Les chemins de fer se construisaient alors partoutavec fureur. Périgueux était précisément le foyer d’irradiation dece réseau de lignes que la spéculation jeta comme un filet sur lecentre de la France et qui s’appela, pour cette raison, le GrandCentral d’Orléans.

L’araignée industrielle, aujourd’hui repue et même crevée, avaitfixé là son laboratoire et pompait les sucs financiers de beaucoupde provinces, naguère tranquilles, qu’elle avait promis d’enrichir.La frénésie californienne, la prostitution et le jobardismecivilisateur battaient leur plein. La vieille petite cité romaine,envahie par plusieurs armées d’ingénieurs poussiéreux et delimousins prolifiques, s’était accrue du double en quelques annéeset menaçait tout à l’heure, de son inondante obésité, les montagnesà hauteur d’appui qui l’avaient contenue pendant vingt siècles…

En conséquence, le besogneux employé de l’État avait formé lebouddhique voeu d’immerger le fils de ses secrètes ambitions déçuesdans ce Brahmapoutre d’or.

A ce point de vue, c’était sans doute un bien qu’il n’eût pasmordu aux humanités. Apparemment, l’estomac de son esprit n’avaitété calculé que pour la digestion des mathématiques. Il s’agissaitde le gaver sans retard de cet aliment nouveau.

Le pauvre garçon n’y mordit pas davantage. L’hypothèsepréliminaire, l’acte de foi primordial, planté comme un basilic surle seuil de toute science naturelle, suffit pour éteindre, dupremier coup, la timide flamme de curiosité que les pollicitantesexhortations de son père avaient paru allumer en lui.L’insuffisance de l’outillage cérébral chez le jeune Périgourdinéclata manifestement, dès qu’il fallut excogiter l’impossible romand’une ligne conjecturale, problématiquement engendrée parcopulation dubitable d’une multitude de pointsinexistants !…

Il fallut se résigner à de médiocres destins et devenirexpéditionnaire. Caïn-Joseph, désormais abandonné comme une landeinculte, livré à une tâche presque manuelle qui ne comprimait plusses facultés, retourna de lui-même, par une pente insoupçonnée, auxpremières études dont il avait paru si prodigieusement incapable.Seul, presque sans effort, il apprit en deux ans ce que ledespotisme abêtissant de tous les pions de la terre n’aurait pu luienseigner en un demi-siècle. Il se trouva soudainement rempli deslettres anciennes et commença de rêver un avenir littéraire.

Au fait, que diable voulez-vous que puisse rêver, aujourd’hui,un adolescent que les disciplines modernes exaspèrent et quel’abjection commerciale fait vomir ? Les croisades ne sontplus, ni les nobles aventures lointaines d’aucune sorte. Le globeentier est devenu raisonnable et on est assuré de rencontrer unexcrément anglais à toutes les intersections de l’infini. Il nereste plus que l’Art. Un art proscrit, il est vrai, méprisé,subalternisé, famélique, fugitif, guenilleux et catacombal. Mais,quand même, c’est l’unique refuge pour quelques âmes altissimescondamnées à traîner leur souffrante carcasse dans les charogneuxcarrefours du monde.

Le malheureux ne savait pas de quelles tortures il faut payerl’indépendance de l’esprit. Personne, dans sa sotte province, n’eûtété capable de l’en instruire et l’ironique mépris de son père,résolument hostile à tout ambitieux dessein qu’il n’eût pas couvélui-même, ne pouvait être qu’un stimulant de plus. D’ailleurs, ilse croyait un coeur de martyr, capable de tout endurer.

Un jour donc, ayant, à force de démarches, obtenu à Paris leplus misérable des emplois, il s’en vint docilement agoniser, aprèscent mille autres, dans cet Ergastule de promission où l’on met àtremper la fleur humaine dans le pot de chambre de Circé.

La hideuse Goule des âmes qui n’a qu’à les siffler pour qu’ellesaccourent à ses sales pieds des extrémités de la terre, une fois deplus, avait été obéie !

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