Le Désespéré

Chapitre 7

 

Properce Beauvivier est juif de naissance et se nomme Abraham.Abraham-Properce Beauvivier. Juif cosmopolite, d’origineportugaise, rencontré et baptisé, dit-on, par un moine passant, àl’eau du premier ruisseau, sur une route d’Allemagne ; un peuplus tard, allaité par Deutz, le youtre fameux qui bazarda laduchesse de Berry, et grandissant à Bordeaux chez ce patriarche. Ilse peut que tout le secret de sa destinée morale tienne dans lacirconstance de ce conjectural baptême, donné par un inconnu, surle rebord symboliquement vaseux d’un fossé de grand chemin. Onassure que ses parents en conçurent une rage inouïe, dont ses dentsgrincent encore, et qu’il n’a jamais pu prendre son parti de cesacrement d’occasion qui paraît agir sur lui comme un maléfice.

Aussi dénué de génie que pourrait l’être, par exemple, unexpéditionnaire de l’Assistance publique, mais étonnamment remplide toutes les facultés d’assimilation et d’imitation, il s’enleva,d’un bond, dans le cerveau déjà crevé du romantisme, avec unevigueur de reins qui lui valut, il y a vingt ans, l’adoptionlittéraire du vieil Hugo.

A partir de ce bienheureux instant, sa vie fut un rêve. Ildevint le réservoir des bénédictions du Père. – Regardez mon filsProperce, disait celui-ci aux débutants avides, et allez enpaix ! – Properce, de son côté, puisait à pleines mains dansle tiroir aux rayons et saccageait le coffre-fort aux auréoles, lesempilant par douzaines sur sa propre tête, comme les couronnes d’unlauréat de collège vingt fois élu. Il est ainsi devenu glorieux parla poésie, par le roman, par le conte, par le théâtre et même parla politique profonde, ayant été sagement impétueux contre lescommunards, quand on fusillait, et les dépassant ensuite, quand onne fusilla plus. Il est surtout devenu le lyrique du proxénétismeet de la trahison, et c’est par là qu’il est entré dansl’hermétique originalité, dont les crochets et les monseigneurs deses autres lyrismes n’auraient pu forcer la serrure.

Imiter Victor Hugo aussi parfaitement que Beauvivier n’est pasinterdit à tous les mortels, mais nul ne peut prétendre à refléterseulement l’ombilic de ce Rétiaire de l’Innocence. Voilà tout ceque l’on en peut dire. Celui qui chantera, d’une juste voix, sur lacithare ou le tympanon, la haine de cet homme pour l’innocence,sera certainement un moraliste à l’aile robuste et un fier lapin.Il ne faut pas rêver mieux que d’en constater certains effets. Ilparaît que la vieille crasse juive brûle comme un sédimentcalcaire, lorsqu’elle est touchée par l’eau du baptême.

Beauvivier est l’auteur d’un nombre infini de livres de diversessortes, mosaïque perverse et compliquée, où transparaît, sansrelâche, l’intime obsession de déshonorer et de salir. Son dernierroman, l’Inceste, une des plus effrontées copies d’Hugo qu’on sepuisse aviser d’écrire, est un dosage monstrueux de neige, dephosphore et de cantharides, calculé pour corroder les entraillesd’un adolescent, vingt-quatre heures, au moins, après l’absorption,— la lâcheté de son coeur étant égale à la timidité de sa pensée.L’objet de ce livre, en effet, la glorification de l’inceste, nonpar vulgaire manie de sophistiquer, mais pour cette primordiale,souveraine et péremptoire raison que le Seigneur Dieu l’a défendu.Car il ne peut s’empêcher de croire en Dieu et sa vocationmanifeste est de jouer les « Anciens Serpents ». Seulement, il sedérobe au moment de conclure et finit par un équivoque triomphe dela vertu, en laissant insidieusement planer le désir du mal sur lacuriosité qu’il vient d’exciter. Cet empoisonneur a osé mettre encirculation, sous forme de Contes pour les jeunes filles, dedissolvants et inexorables toxiques. On raconte qu’il en prépared’autres encore pour les enfants au-dessous de dix ans.

 

Une hystérie maladive, d’ordre effrayant, est l’insuffisanteexplication de cette fureur qui n’irait à rien moins qu’àcontaminer la lumière. C’est à se demander si l’exécration physiquede la blancheur n’est pas pour quelque chose dans l’inconcevabledébordement de son écritoire.

 

Il passe pour avoir été beau, naguère. Lui-même le déclare ences termes simples : « J’ai été très beau. » Il a cru devoir comparerson propre visage à celui du Christ. Homme à femmes, parconséquent, il a mis, de bonne heure, sa personne en adjudicationet même en actions. On a vu des familles payer très cher descoupons de son alcôve. — Maquereau deux fois funeste, il ne luisuffit pas de ruiner les femmes pour s’en rendre maître, il seplaît ensuite à les enfermer dans la Tour de la faim du tribadisme,— imprévue par Dante, — où les malheureuses, privées du rognonnutritif de l’homme, sont réduites à se dévorer entre elles… Ils’est marié, pourtant, ce vainqueur, et il a épousé la plus bellefemme qu’il a pu trouver, dans l’espérance, non déçue, de conquérirplus facilement les autres.

 

Il a ce signe particulier d’être sans défense contre lesboutiques de cordonniers, devant lesquelles il s’oublie dansd’incontinentes extases. Il faut l’avoir entendu prononçant le mot »bottines ! » pour bien comprendre l’histoire de l’Angleterre,où le jarret d’une femme a prévalu cinq cents ans, contre l’épinedorsale de la plus hautaine aristocratie de tous les globes. Il estvrai que le pupille du bon Deutz est réduit à se satisfaire de laseule aristocratie de son fumier d’origine, mais la morgueputanière d’un certain dandysme ne lui manque pas.

 

Au point de vue de la bassesse d’âme pure et simple, sanscomplication psychologique d’aucune sorte, l’originalité deBeauvivier ne paraît pas humainement dépassable. A l’exception deRenan, qui décourage le mépris, et dont l’abjection sphériqueapparaît comme un mystère de la Foi, l’auteur de l’Inceste est,probablement, le seul homme de son siècle en humeur de compatir àla destinée de l’Iscariote. — Jésus l’avait peut-êtrehumilié ! — dit-il, et ce n’est point un mot d’auteur. C’estle plus intime de sa substance. Il ne respire que pour tromper, etla trahison est son unique arrière-pensée, sa préoccupationconstante. Judas s’est contenté de livrer son Maître, Properceaurait entrepris de le souiller préalablement. Son âme est unecondensation de fumée terne et fétide, aussi capable de cacherl’abîme de ténèbres d’où elle est sortie que d’offusquer lesgouffres de lumière vers lesquels elle ne permet pas qu’ons’élance.

 

Jésus pardonne à la femme adultère. Les sacristains eux-mêmesl’en ont absous. Properce le blâme, objectant que ce pardon estattentatoire à l’autorité du mari, qui avait probablement acheté safemme, et par conséquent avait le droit de la punir. Telle est saconception de la justice. Il est vrai que l’Homme-Dieu, ramassantdes pierres pour aider le cocu à lapider cette malheureuse,n’exciterait pas moins son indignation, mais, alors, tempérée parla souterraine joie de prendre en défaut la Miséricorde et desupposer de plausibles tares à la Beauté même. C’est l’antiqueprocédé, — nullement inventé par l’abominable Ernest, — de ne pasnier Dieu avec précision, mais de l’amputer de sa Providence, en nelui permettant aucune intrusion dans nos sublunaires histoires.

 

« Tu pleuras, Emmanuel, de ne pas être Dieu ! » écrivait-il,s’adressant à ce même Christ dont les souveraines Larmes sont unoutrage à l’infernale aridité de ses yeux impurs. Ah ! s’ilavait pu être à la place de l’ange confortateur ! Comme ilaurait savamment, câlinement bafoué cette Agonie ! Le Caliceterrible, il ne l’aurait pas fait boire, il l’aurait faitsiroter ! Et la Sueur de sang, dont la pourpre vive inondal’Empereur des pauvres, comme il en aurait diligemment altéré lacouleur, en y mélangeant son fiel !…

 

Ce monstre, dont la seule excuse est d’être venu avant terme etd’être, ainsi, un fétus de monstre, a trouvé, cependant, le moyende procréer des enfants et souffre, paraît-il, de ne pouvoir s’enfaire aimer. Il se console, à sa manière, en donnant des balsd’enfants où sa boulimique rage de tendresse a cent occasions de sesatisfaire… Malheur aux parents assez imbéciles ou assez criminelspour jeter dans ce pourrissoir leur progéniture !

 

Un jour, il s’en venait d’enterrer un de ses propres fruits, unepetite fille assez heureuse pour avoir été ravie à ce père, avantl’horreur d’en connaître l’infamie ou l’horreur plus grande de n’enêtre pas dégoûtée. Il avait tamponné ses yeux, pleuré peut-être, onne sait au juste. Mais tout était fini, et il s’en allait. Tout àcoup, n’ayant pas encore franchi le seuil du cimetière : — Ilfaudra, pourtant, que je lui fasse quelques vers à cetteenfant ! dit-il d’une voix éolienne, aux plus proches desaccompagnants… Le cabot sacrilège est tout entier dans cetteparole.

 

En voici, maintenant, une autre, d’une atrocité plussurprenante, où se profile, de la tête aux pieds, le Juif réprouvé.Properce est dans la rue, par une nuit très froide, avec un hommequ’il appelle son ami. Une vieille grelottante est rencontrée quimurmure des supplications en tendant la main. Il s’arrête sous unbec de gaz, — le nourrisson du divin Deutz, — il exhibe unporte-monnaie gonflé d’or, et, sous l’oeil ébloui de la misérable,il fouille cet or, il le pétrit, le retourne, le fait tinter,fulgurer, l’allume comme un tas de braises, puis fourrant le toutdans sa poche et haussant les épaules d’un air d’impuissance navrée: — Ma bonne, exhale-t-il, j’en suis bien fâché, mais je croyaisavoir de la monnaie, et je n’en ai pas. L’observateur de cettescène a raconté qu’il aperçut aux pieds du spectre, dans le bitumedu trottoir, une petite ouverture lumineuse, par laquelle on auraitpu découvrir l’enfer…

Une obscure nuée d’images religieuses flotte perpétuellementautour de ce poète, qui sent profondément sa réprobation, mais quise flatte, après tout, de séduire son Juge et de carotter leParadis, si ce séjour de délices existe véritablement. Enattendant, il ne parvient pas à se défendre efficacement decertaines terreurs qu’il paraît s’être donné pour mission de fairemépriser aux autres. C’est la revanche des pauvres et des innocentsmassacrés qui sont, en ce monde, les ambassadeurs lamentables dupatient Dieu. Vienne son heure, l’ignominie du Salisseur d’âmessera vue dans son plein et ce sera, comme une lune dix fois pâle,au ras du plus fétide marécage sur lequel les mortellesStymphalides de la Luxure et du Sacrilège aient jamaisplané !

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