Le Désespéré

Chapitre 3

 

Véronique n’eût pas été femme si l’état effroyable de Marchenoiravait pu lui échapper. Il s’en fallait, d’ailleurs, qu’il fûthabile à dissimuler. Tout ce qu’il pouvait était de donner lechange à Leverdier, en laissant croire à cet ignorant de l’amourque son oeuvre seule le désorbitait de la vie normale, Véronique,plus clairvoyante, avait discerné, du premier coup, la désespérantevérité. Elle garda le silence, n’ayant pas autre chose à faire,mais dans une désolation et un tremblement inexprimables.

L’apparente inutilité de son martyre l’écrasa. Elle vit que toutétait perdu, cette fois, et eut le pressentiment d’une catastropheprochaine.

Seulement, elle désira d’un désir tout-puissant d’en être laseule victime, pour que sa disparition délivrât celui qui l’avaitelle-même délivrée. Elle se mit à convoiter le fruit savoureux desa propre mort, comme la grande Eve convoita le fruit de la mortuniverselle.

Ses continuelles oraisons acquirent une intensité inouïe ets’emportèrent jusqu’au délire. Elle se tordit le coeur à deux mainspour en exprimer sa vie. A l’exemple de sainte Thérèse, elle seconstruisit « un château de sept étages », non plus, comme laréformatrice du Carmel, pour monter de l’initial détachement de cemonde à la parfaite consommation de la paix divine, mais pourtransférer son âme navrée dans quelque définitive prison lumineuseou sombre, qui ne fût pas, du moins, ce tabernacle charnel sivainement défiguré, en passant par les successives geôles durenoncement suprême, – et tel fut le donjon de sa silencieuseagonie.

Ce fut un de ces drames noirs et profonds, cachés sous le petitmanteau bleu des sourires de la charité, — comme l’ébène horriblede l’espace est masqué de cet azur qui est l’aliment de la vie deshommes. Ces deux singulières victimes d’un Idéal prorogé au-delàdes temps évitaient soigneusement toute parole qui pût éclairerl’un ou l’autre, et cette prudence n’était vaine qu’à l’égard deVéronique, — car Marchenoir, bien assuré que son amie ne partageaitpas son trouble, à lui, était loin, cependant de conjecturer letrouble sublime dont la physionomie imperturbée de la trépassantegardait le secret. Ils ne se parlaient donc presque plus,s’épouvantant eux-mêmes du despotisme de ce silence qui s’asseyaitdans leur maison.

Bientôt, ils ne se virent qu’aux heures des repas, rapidementexpédiés et plus tristes encore que les autres événementsquotidiens de leur vie commune, – excepté les jours où Leverdiervenait interrompre de sa présence les suffocations insoupçonnées dece tête-à-tête. Le brave homme, à cent lieues de deviner lestortures infinies qu’on lui cachait avec le plus grand soin,parlait du Symbolisme à Marchenoir heureux de s’ensevelir souscette couverture intellectuelle qui lui servait à tout abriter.Puisque, de part et d’autre, on jugeait le mal sans remède,pourquoi contrister à l’avance un si tendre ami ? Ilsouffrirait toujours assez tôt, le pauvre diable, quand viendraitle dénouement, nécessairement funeste, que les deux infortunésapercevaient plus ou moins distinct, mais inévitable.

Une nuit, le damné, seul dans sa chambre, ayant passé plusieursheures à compulser des similitudes historiques dans l’abominableépopée du Bas-Empire, s’aperçut tout à coup qu’il peinait en vain.La torche fumeuse de son esprit, inutilement agitée, ne donnaitplus de lumière. Il posa sa plume et se mit à songer.

On était au mois de juin et le jour naissait. De la fenêtreouverte sur le quartier endormi un souffle suave arrivait sur lui,rafraîchissant et capiteux comme le parfum des fruits… C’estl’heure des énervements dangereux et des languides instigations del’esprit charnel. Un homme, habituellement chaste et fatigué d’unelongue veille, est, alors, sans énergie pour y résister. Dans lecas de Marchenoir, ce très simple phénomène se compliquait deprédispositions passionnelles à faire sombrer quarante volontés duplus haut bord. Tout à coup, une furie de concupiscence sauta surlui, comme eût fait un tigre.

Abattu, roulé, dilacéré, dévoré dans le même instant, son librearbitre, atténué depuis tant de jours, disparut enfin. Étranglé parle spasme de l’hystérie, agité de frisson et claquant des dents, ilse leva, mit sa tête hors de la fenêtre, exhala, dans l’air dumatin, le hennissement affreux des érotomanes et, – silencieusement- avec la circonspection miraculeuse d’un aliéné, il ouvrit saporte sans le plus léger grincement, glissa comme un fantôme àtravers la salle à manger, et parvint à la porte de Véronique.

Une ligne de clarté jaune passait au-dessous et un rayon pluslumineux filait par le trou de la serrure. La pénitente veillaitencore. Il s’arrêta et prit à deux mains sa tête en feu, sedemandant ce qu’il voulait, ce qu’il venait faire… lorsqu’ilentendit un gémissement et n’hésita plus.

Abandonnant toute précaution, il entra et vit celle qu’ilconvoitait d’un si flagellant désir, le très « dur fléau de sonâme », à genoux, les yeux fixés sur le crucifix, les bras croiséssur son sein, le visage gonflé, ruisselant et, chose navrante, leparquet, devant elle, mouillé de ses larmes. Elle avait dû pleurerainsi toute la nuit.

L’effet de cette vision fut de transformer immédiatement lafureur de Marchenoir en une compassion déchirante. – Je suis sonbourreau ! pensa t-il. Il allait se précipiter vers elle pourla relever, quand la pauvre sainte, qui n’avait pas remarqué sonintrusion, se mit à parler. – Mon bien-aimé, disait-elle, d’unevoix entrecoupée, que vous êtes dur pour ceux qui vousaiment ! Ils ne sont pas trop nombreux, cependant ! Quen’a-t-il pas fait pour vous, ce malheureux homme qui ne respire quepour votre gloire ?… Il n’est pas pur devant vous, c’est bienpossible… Hé ! qui donc est pur ? Mais il a toujoursdonné tout ce qu’il avait, il a pleuré avec tous ceux qui étaienten travail de douleurs et il a eu pitié de vous-même dans lapersonne de ceux que votre Église appelle les membres souffrants devotre Majesté sacrée… Est-il juste, dites-moi qu’il soit mis dansle feu pour avoir voulu sauver Madeleine ?…

Puis, dans une sorte de transport, et sa raison se déréglant,elle se mit à invectiver contre son Dieu. Marchenoir, au comble del’épouvante, voyait ses plus procellaires emportements deblasphémateur par amour dépassés par cette ingénue qu’il avaittirée de l’extrême ordure, comme un diamant du limon, et dont ilthésaurisait, depuis deux ans, les paradoxales innocences.

– Tout ce que vous voudrez, criait presque la délirante, exceptécette iniquité qui vous déshonore ! Replongez-moi, s’il lefaut, dans la fosse horrible où il m’a prise, et ensuite,jetez-moi, comme un haillon dégoûtant, dans votre enfersempiternel. Si vous me damnez, je suis bien sûre, au moins, que jene grincerai pas des dents !

Soudain, comme si la présence de son pantelant ami, immobile etdebout à l’extrémité de son oratoire, l’eût impressionnée, elle seretourna et venant vers lui, lentement, ses magnifiques yeuxdilatés par toutes les stupéfactions de la démence, elle prononçadistinctement, mais d’une voix désormais douce et plaintive, cesinconcevables mots :

– Quid feci tibi aut in quo contristavi te ?

Cette interrogation de victime, qu’on chante le Vendredi Saint,dans les églises dénudées à l’antienne de l’Adoration de la Croix,et que Véronique, dans son égarement, appliquait, par une confusionpoignante, à celui même dont elle venait d’étaler à Dieu ladétresse, acheva de briser le désespéré Marchenoir. Des larmesjaillirent de ses yeux et brillèrent à la lueur des deuxlampes.

A cet aspect, l’affolée revint à elle, accomplissant le gesteinconscient de tous les êtres qui souffrent en haut de leur âme, etqui consiste à se balayer le front du bout des doigts, des sourcilsaux tempes, pour en écarter le souci. Ensuite, elle poussa un criet, par un mouvement d’irrésistible féminité, jeta ses deux brasautour du cou de son compagnon d’exil.

– O mon Joseph ! lui dit-elle, en roulant sa tête sur cecoeur dévasté, cher malheureux à cause de moi, ne pleurez pas, jevous en supplie, vos peines vont bientôt finir… Vous étiezpeut-être là, tout à l’heure, quand je disais des injures à montrès doux Maître, et vous avez dû penser que j’étais folle oufameusement ingrate. Je me les reproche, maintenant, comme si jevous les avais adressées à vous-même, ces cruelles paroles !…C’est vrai, pourtant, que j’avais la tête perdue ! Quand jevous ai vu si triste, au fond de ma chambre, j’ai cru, un moment,que je voyais ce même Jésus que je venais d’accuser de méchancetéet d’injustice, – car c’est à peine si je parviens à vous séparer,même dans la prière, mes deux Sauveurs, tous deux agonisants pourl’amour de moi et tous deux si pauvres !… Ces mots latins, quevous m’aviez expliqués à l’adoration de la croix et que vous avezdû être bien étonné d’entendre – n’est-ce pas ? – il m’asemblé que c’était Jésus lui-même qui me les appliquait, en manièrede reproche, sous votre apparence douloureuse, et ma bouche les arépétés comme un écho… Ne cherchez point à expliquer cela, mon chersavant. Vous avez assez de vos pensées, sans vous mettre en peinede mes folies… Vous êtes captif, comme le premier Joseph, dans unetrès rigoureuse prison, et je prie, sans cesse, pour que Dieu vousen délivre. Croyez-vous qu’il puisse résister longtemps à une filleaussi importune ?…

Ah ! çà, mais, – ajouta-t-elle, se redressant tout à coupet posant ses mains sur les épaules de Marchenoir, – vous ne savezdonc pas qui vous êtes, mon ami, vous ne voyez donc rien, vous nedevinez rien. Cette vocation de sauver les autres, malgré votremisère, cette soif de justice qui vous dévore, cette haine que vousinspirez à tout le monde et qui fait de vous un proscrit, tout celane vous dit-il rien, à vous qui lisez dans les songes de l’histoireet dans les figures de la vie ?…

Cette question, peu ordinaire, ce n’était pas la première foisque Véronique l’adressait à son ami lamentable. Elle n’était pasplus inouïe pour lui que tant d’autres choses insolubles ouhétéroclites qui avaient fait de sa vie un paradoxe. Cettehabitante « de l’autre rive », – eût dit Herzen, – à laquelle aucunedévote ne ressemblait, paraissait avoir reçu, en même temps que ledon de la perpétuelle prière, la faculté surhumaine de tout ramenerà une vision objective si parfaitement simple que le synthétiqueMarchenoir en était confondu. Souvent, elle le suggérait, à soninsu, et le remplissait de lumière, sans se douter du prodige deson inconsciente pédagogie.

Un jour, que le symboliste scripturaire lisait en sa présence,en les interprétant, les premiers chapitres de la Genèse, ellel’interrompit à l’endroit de la fameuse justification d’Eve déchue: « Le serpent m’a trompée », et lui dit : – Retournez cela, mon ami,vous aurez la consommation de toute justice. De manière ou d’autreil faudra que le serpent réponde, à son tour : C’est la Femme quim’a trompé…  !

Marchenoir avait été sur le point de se prosterner d’admirationdevant cette ingénuité divine qui raturait la sagesse de quarantedocteurs plus ou moins subtils, en forçant, d’un seul mot naïf,toutes les énergies de l’intelligence à se résorber dans lerudimentaire concept du Talion.

La merveille s’était renouvelée un assez un grand nombre defois, pour qu’il regardât cette fille à peu près comme uneprophétesse, – d’autant plus incontestable qu’elle s’ignoraitelle-même, s’estimant trop honorée de recevoir les leçons decertains apôtres qui eussent dû l’écouter avec tremblement.

Toutefois, en ce qui le concernait personnellement, le confidentébloui gardait une réserve austère, qui le rendait sourd-muet auxouvertures amphibologiques semblables à celle qui venait de luiêtre faite sous la forme capiteuse d’une interrogation pleined’innocence, mais pouvant, après tout, émaner indifféremment den’importe quel abîme…

Que cette étonnante fille eût l’intuition d’une solidarité siabsolue que toutes les attingentes idées d’espace, de temps et denombre en fussent dissipées comme la buée des songes, et qu’elleaccumulât, sur la tête du malheureux homme qui l’avait rachetée,toutes les identités éparses des Sauveurs immolés et des héroïquesNourriciers défunts, dont il lui avait raconté l’histoire ;que, par l’effet d’un amour de femme exorbitamment sublimé, il luiapparût, en une façon substantielle, comme son Adam, son Josephd’Égypte, son Christ et son Roi, il ne jugeait pas expédient d’ycontrevenir, – ses propres pensées empruntant souvent leuraccroissement et leur être définitif aux extra-logiques formules,dont la voyante illettrée s’efforçait d’algébriser pour lui sesindéterminables aperceptions.

Mais, ce jour-là, vibrant encore du trouble charnel qui avaitprécédé cette mise en demeure de se manifester comme un Dieu, il sesentit écrasé d’humiliation et de repentir. L’exaltation inouïe deVéronique l’effrayant aussi, il se reprocha amèrement d’avoir, sansdoute, encouragé, par son silence, une illusion pleine de dangerset résolut de protester, à l’avenir, avec une autoritésouveraine.

– Hélas ! répondit-il, pour commencer, je ne vois rien. Jesais, ma douce visionnaire, que vous me croyez appelé à de grandeschoses, mais comment pourrais-je vous croire ? Il me faudraitun autre signe que cette perpétuelle agonie… Ce que je vois de plusclair, c’est que vous vous exterminez. Voyez, le jour commencedéjà, et vous êtes sans repos depuis longtemps. Il faut vouscoucher tout de suite, je l’exige, et puisque je suis un importantpersonnage, vous m’obéirez sans discussion. Je vais me jetermoi-même sur mon lit, car je suis rompu. Au revoir, chèresacrifiée, dormez en paix et que Notre Seigneur veuille mettre àvotre porte une demi-douzaine de ses plus grands anges.

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