Le Désespéré

Chapitre 5

 

Leverdier n’avait guère à raconter à son ami que le bouleversantémoi qu’il avait éprouvé, le lendemain, en revoyant Véronique. Lepauvre garçon avait reçu un coup terrible dont il restait assommé.Cette figure charmante, qui avivait pour lui les grises couleurs dela vie et qui leur versait à tous deux l’espérance, elle n’existaitplus. Elle était affreusement, irrémédiablement changée. Il n’yavait plus de beauté du tout. Telle fut, du moins, son impression.C’était vrai qu’il l’avait vue déformée par la fluxion, battue parles souffrances et que, maintenant, après une semaine, cesaccidents avaient disparu. Mais cette bouche complètement édentée,il ne pouvait plus la reconnaître, et le souvenir de ce qu’elleavait été la lui faisait paraître épouvantable.

Le premier jour, il s’était trouvé sans parole, privéd’intelligence, asphyxié de douleur, à moitié fou. Il avait falluque Véronique elle-même le ranimât, lui disant à peu près : C’estmoi seule qui ai voulu cette chose. Avais-je un autre moyen d’obéirà la lettre que voici ? Et elle lui avait donné la lettre deMarchenoir, qu’il n’avait pu lire en sa présence, mais qu’il avaitemportée chez lui en prenant la fuite, abruti par l’étonnement,ivre de chagrin et de remords. Car il s’accusait d’être undépositaire sans vigilance, odieusement infidèle. Il aurait dûdeviner, empêcher. Mais aussi, cette lettre était d’un aliéné.Comment Marchenoir, connaissant cette âme excessive, capable detoutes les résolutions, avait-il pu l’écrire ?

Leverdier était en proie à un mélange de désespoir et de ragequi lui faisait, en parlant, sauter le coeur hors de la poitrine.Quelque expérience qu’il crût avoir de ses deux amis, il y avait,malgré tout, certaines choses qu’il ne pouvait pas arriver àcomprendre. Si Marchenoir l’eût consulté, il lui eût certainementrépondu par le conseil d’épouser, quand même, Véronique, et il eût,de toutes ses forces, travaillé à démontrer à Véronique l’absoluenécessité de devenir la femme de Marchenoir.

Point incroyant, mais boiteux de pratique et nullement organisépour la vie contemplative, il avait été quelque temps sans croire àla pureté de leurs relations. Il avait fallu les affirmationsréitérées de son ami, qu’il savait incapable d’hypocrisie, etl’irrécusable évidence de certains faits, pour le persuader. Dansles derniers mois, il avait bien remarqué l’enthousiasme deMarchenoir pour sa compagne, mais n’ayant pas le diagnosticpsychologique du père Athanase, il n’avait pas conclu comme lui àla passion amoureuse, n’y voyant qu’une période nouvelle du communtransport religieux qu’il s’était interdit de juger. La lettre àVéronique avait été pour lui comme un flambeau sans réflecteur dansun de ces souterrains où les ténèbres, accumulées et tassées depuislongtemps, ne font que reculer plus épaisses, à trois pas del’insuffisante lumière qu’elles menacent d’étouffer.

Que signifiait, par exemple, cette jalousie rétrospective chezun homme que ses actes et ses paroles jetaient en dehors de toutesles voies communes, et que l’opinion du monde ne pouvaitatteindre ? L’acte charnel touchait-il donc à l’essence mêmede la femme, que la souillure en dût être ineffaçable àjamais ? Sans doute, ce passé était un irréparable mal, mais,puisqu’on était si terriblement mordu, fallait-il, après tout,sacrifier sa vie pour des fantômes, et se précipiter en enfer, pouréchapper à un purgatoire qui eût été le paradis de beaucoupd’hommes moins malheureux ?

Le repentir, la pénitence, la sainteté même n’avaient-ils pluscette vertu tant célébrée de remettre à neuf les pécheurs ?Qu’y avait-il de commun entre la Véronique d’aujourd’hui et laVentouse d’autrefois ? Ah ! il en avait connu des tas devierges qui n’étaient pas dignes, certes, de lui décrotter sachaussure ! Et, en supposant qu’il restât quelque chose àsouffrir, ce quelque chose pouvait-il entrer en balance avec lestourments inouïs d’une passion sans issue, qui mangerait lacervelle de ce grand artiste, après avoir dévoré le coeur ?Enfin, il avait, en amour, des idées de sapeur-pompier, et pensait,en général, qu’il fallait éteindre les incendies, tout d’abord, àquelque prix que ce fût, et puisque le concubinage révoltait cesdeux dévots, il concluait, sans hésiter, au sacrement demariage.

Leverdier refoulait en lui ces pensées, désormais inutiles àexprimer, n’étant pas de ces amis dont la principale affaireconsiste à triompher dans leur propre sagesse, en jetant sur lesépaules déjà rompues des naufragés le trésor de plomb de leursonéreuses récriminations. D’ailleurs, il s’était dit, plusieursfois de suite, que, sans doute, cette fois, ce serait bien fini, larage d’amour ! Marchenoir souffrirait, quelque temps, tout cequ’on peut souffrir, puis cette passion s’éteindrait, fauted’aliment. Une mélancolie supportable s’installerait à sa place etl’esprit reprendrait son équilibre. Véronique, irréparablementenlaidie, deviendrait cette amie très douce, cette compagnebienfaisante des heures de lassitude intellectuelle et detristesse, cette quasi-soeur qu’on avait rêvée et que la joliefemme ne pouvait être.

Elle se trouverait ainsi avoir eu raison, au bout du compte,d’accomplir cette chose qui les faisait, à l’heure actuelle, sidurement pâlir. Il ne resterait plus, à la fin, de toutes cesémotions déchirantes, qu’un souvenir d’héroïsme sur les ruinesinoffensives de cette beauté, que le plus étonnant miracle decharité avait sacrifiée…

Les deux amis étaient silencieux depuis quelques instants.Marchenoir se leva comme un centenaire, tremblant, pâle, chenu,harassé de vivre, et, d’une voix suffoquée, déclara que c’étaitassez de discours, qu’il voyait distinctement tout ce qu’il y avaità voir : la cruauté de son imprudence et l’horrible fruit deremords qu’il en récoltait, mais qu’il était temps d’aller consolerla pauvre fille.

– Elle souffre pour moi, dit-il, et non pour elle. Sa personne,elle n’y tient guère, tu as dû le remarquer. Si la paix m’estrendue, elle jugera que tout est très bien et sa joie seraparfaite. Tu ne sais pas, Georges, la qualité du sublime de cettecréature. Ce qu’elle vient de faire pour moi, elle l’aurait faitaussi bien pour toi, j’en suis persuadé, ou pour quelque autre, sielle l’avait cru nécessaire… Mais, le remède sera-t-ilefficace ? Voilà la question, c’est ma vie qui en dépend et laréponse n’est pas certaine…

Ils étaient dans la rue. Un fiacre les recueillit et ilsdescendirent ensemble, sans ajouter une parole, le boulevardMontparnasse. Arrivés à l’avenue du Maine et sur le point d’entrerdans la rue de Vaugirard, où s’embranche la rue des Fourneaux,Leverdier sentit que Marchenoir voulait être seul pour un premiertête-à-tête. Il le quitta donc et, planté sur le trottoir, regardala voiture s’éloigner, jusqu’au moment où elle disparut. Alors,seulement, il s’en alla, comblé de tristesse, l’âme noyée depressentiments affreux.

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