Le Désespéré

Chapitre 10

 

Maintenant, il se retournait décidément vers l’histoire. Elleavait été sa plus grande ambition et son plus fervent amourintellectuel. Depuis son enfance, il avait cette impression d’êtrebeaucoup plus le contemporain des Croisades ou de l’Exode que de laracaille démocratique. Son admirable étude mérovingienne attestaitsuffisamment l’anachronisme de sa pensée. Mais il n’avait aucundésir de recommencer ce genre d’effort. Une monographie d’homme oumême de peuple, quelque dilatée qu’il l’imaginât, ne lui suffisaitplus. Il refusait de se cantonner à nouveau dans un coin de siècle.Il voulait, désormais, envelopper, d’une seule étreinte, l’histoiredu monde.

Ainsi qu’il l’avait confié à son ami, il rêvait d’être leChampollion des événements historiques envisagés comme leshiéroglyphes divins d’une révélation par les symboles,corroborative de l’autre Révélation. C’eût été toute une sciencenouvelle, singulièrement audacieuse et que le génie seul pouvaitsauver du ridicule. Le pauvre Leverdier en avait tremblé dans sapeau dès la première ouverture, puis les volutations oratoires deson prophète l’avaient insensiblement enroulé à cette conceptionqu’il avait fini par juger sublime. Il est, du moins, incontestableque certaines inductions dont cet éblouissant démonstrateurétançonnait son système le faisaient paraître tout à faitprobable.

Il en avait pris l’idée première dans ces études exégétiques quifurent, par une singularité peut-être inouïe, le point de départ desa vie intellectuelle, aussitôt après sa conversion. Appuyé surl’affirmation souveraine de saint Paul : que nous voyons tout « enénigmes », cet esprit absolu avait fermement conclu du symbolisme del’Écriture au symbolisme universel, et il était arrivé à sepersuader que tous les actes humains, de quelque nature qu’ilssoient, concourent à la syntaxe infinie d’un livre insoupçonné etplein de mystères, qu’on pourrait nommer les Paralipomènes del’Évangile. De ce point de vue — fort différent de celui deBossuet, par exemple, qui pensait, au mépris de saint Paul, quetout est éclairci, — l’histoire universelle lui apparaissait commeun texte homogène, extrêmement lié, vertébré, ossaturé,dialectiqué, mais parfaitement enveloppé et qu’il s’agissait detranscrire en une grammaire d’un possible accès.

Il en avait conçu l’espérance et ne vivait plus que pour ceprojet, devenu le centre d’innervation de ses pensées. Peu luiimportait qu’on le jugeât extravagant ou ridicule. Depuislongtemps, il avait pris son parti de ne jamais plaire et nes’embarrassait guère de l’hostilité même, dont les effets immédiatsne peuvent jamais atteindre, après tout, bien facilement, un hommeque sa plume, sa langue et ses muscles rendent égalementredoutable.

Ah ! sans doute, les ennemis assez nombreux qu’il s’étaitattirés déjà dans la presse avaient la ressource ordinaire de luifermer généreusement tous les débouchés et, par conséquent, depriver d’argent un écrivain pauvre que son talent aurait dûnourrir. C’était là le danger médiat et nullement méprisable. Mais,que faire ? Il se sentait traîner par les cheveux dans sadouloureuse voie et, ne le voulût-il pas, il lui fallait courir sondestin. Proférer, s’il était possible, une grande parole, et mourirensuite sous les soufflets et les crachats de l’univers ! — Ala grâce de Dieu ! disait-il souvent. C’est le mot de beaucoupde téméraires, mais, dans sa bouche, il avait une significationtrès haute et quasi sainte.

Retiré dans sa chambre de la Chartreuse, il raidissait ses deuxbras contre sa propre douleur, ancienne ou récente, pour écarterl’importunité d’une sollicitude Étrangère au travail de parturitionde son esprit.

— Le Symbolisme de l’histoire, pensait-il, vérité certaine,mille fois évidente à mes yeux, mais combien difficile à démontreracceptable ! S’il s’agissait d’expliquer, pièce à pièce, lesymbolisme du corps humain ou le symbolisme végétal, cette besogne,souvent entreprise déjà par des mystiques ou des philosophes,n’étonnerait pas trop encore. Il y aurait des chances pour fairerouler quelques idées sur ce rail connu, à condition, toutefois,qu’elles ne parussent pas trop originalement défrayées. Mais, ici,je vais me cogner, tout de suite, au front de taureau d’une Libertéombrageuse, impénétrable, totalement incomprise de la multitude quil’adore et mal définie des docteurs chrétiens qu’elle épouvante. Jesuis en partance, comme Colomb, pour l’exploration de la Merténébreuse, avec la certitude de l’existence d’un monde à découvriret la crainte de révolter, à moitié chemin, cinquante passionsimbéciles. L’histoire fragmentaire, telle que je la vois partout,est un miroir pour l’orgueil stupide de cette liberté qui sefélicite sans relâche d’avoir fait ce qu’elle a voulu, — jamaisautre chose, — et la synthèse absolue, dont j’ai le dessein,confisque, du premier coup, cet objet de toilette, pour contraindrela vieille jouisseuse à se contempler dans le très humble ruisseaud’égout qui est sa patrie. Certes, je me passerais biend’applaudissements et je n’en ai jamais cherché, mais encorefaut-il que je sois intelligible, que je ne terrifie pas tous leséditeurs sans exception, que je sois débitable, au moins autantqu’un amer nouvellement importé, sur le zinc en coeur de chêne deleurs comptoirs. La métaphysique religieuse n’est plus admissibleaujourd’hui, qu’à la condition d’être apéritive et de précéder unrégal d’ordures. « Vous écrivez pour des hommes et non pas pour desesprits angéliques », me disait ce père. Dois-je essayer de meremplir de la prose de cet avis ? Hélas ! J’y gagneraispeut-être un morceau de pain !

L’irrefréné Marchenoir sentait, néanmoins, qu’il se flattaitd’une humilité impossible. Dégager de l’histoire universelle unensemble symbolique, c’est-à-dire prouver que l’histoire signifiequelque chose, qu’elle a son architecture et qu’elle se développeavec docilité sur les antérieures données d’un plan infaillible,c’était une opération qui exigeait l’holocauste préalable du LibreArbitre, tel, du moins, que la raison moderne peut le concevoir. Iln’y avait pas à sortir de là. Il était condamné à l’incertaineexpérience de gifler son siècle pour obtenir d’en être écouté et,justement, l’énormité d’un pareil défi avait pour lui le ragoûtd’une tentation de volupté. Sa nature de condottière l’emportabientôt et il finit par se fixer à la plus imprudente desrésolutions, s’interdisant jusqu’à la ressource d’appliquer aprèscoup et sous forme d’introduction, à son futur livre, les lâchesémollients d’une apologie. Peut-être, aussi, avait-il raison decompter sur l’exaspération même de sa pensée et de sa forme, surl’excès inouï d’audace où il prévoyait bien que son sujet allaitl’entraîner, pour espérer un succès de scandale ou d’étonnement,qui serait, au moins, un simulacre de cette justice que la verminecontemporaine n’accorde pas à la supériorité de l’esprit.

D’ailleurs, l’apparente sagesse d’aucun conseil ne prévaudrajamais contre ces torrentielles natures que le bâillement soudainde la plus large gueule d’abîme n’arrêterait pas. Ce que lesprudents appellent du nom de témérité, ne serait-ce pas plutôt, enelles, une obéissance héroïque à quelque propulsion supérieure,dont ces martyrs auraient, d’avance, accepté les agonies ?Quand une grande chose était notifiée, la poitrine de Marchenoirs’ouvrait comme un triptyque. et ce qu’on voyait apparaître,c’était son coeur ruisselant de sang, entre une image de prière etune image d’extermination !

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