Le Désespéré

Chapitre 2

 

Cette lettre, aussi maladroite que dénuée d’illusions juvéniles,était adressée, rue de Babylone, à M. Alexis Dulaurier, l’auteurcélèbre de Douloureux Mystère.

Les relations de celui-ci avec Marchenoir dataient de plusieursannées. Relations troublées, il est vrai, par l’effet deprodigieuses différences d’idées et de goûts, mais restées à peuprès cordiales.

A l’époque de leur rencontre, Dulaurier, non encore entré dansl’étonnante gloire d’aujourd’hui, vivait obscurément de quelquesnutritives leçons triées pour lui, avec le plus grand soin, sur letamis de ses relations universitaires. Il venait de publier unvolume de vers byroniens de peu de promesses, mais suffisammentpoissés de mélancolie pour donner à certaines âmes liquides lemiracle du Saule de Musset sur le tombeau d’Anacréon.

Aimable et de verve abondante — tel qu’il est encore aujourd’hui— sans l’érésipèle de vanité qui le défigure depuis ses triomphes,son petit appartement du Jardin des Plantes était alors le lieud’un groupe fervent et cénaculaire de jeunes écrivains, dispersésmaintenant dans les entrecolonnements bréneux de la presse à quinzecentimes. Le plus remarquable de tous était cet encombrant tziganeHamilcar Lécuyer, que ses goujates vaticinations antireligieusesont rendu si fameux.

Alexis Dulaurier, ami, par choix, de tout le monde et, parconséquent, sans principes comme sans passions, comblé des dons dela médiocrité, – cette force à déraciner des Himalayas ! -pouvait raisonnablement prétendre à tous les succès.

Quand l’heure fut venue, il n’eut qu’à toucher du doigt lesmurailles de bêtise de la grande Publicité pour qu’elles tombassentaussitôt devant lui et pour qu’il entrât, comme un Antiochus, danscette forteresse imprenable aux gens de génie, avec les cent vingtéléphants futiles chargés de son bagage littéraire.

Sa prépondérante situation d’écrivain est désormaisincontestable. Il ne représente rien moins que la Littératurefrançaise !

Bardé de trois volumes d’une poésie bleuâtre et frigide, enexcellent acier des plus recommandables usines anglaises, – autravers de laquelle il peut défier qu’on atteigne jamais soncoeur ; inventeur d’une psychologie polaire, par l’heureuseaddition de quelques procédés de Stendhal au dilettantisme critiquede M. Renan ; sublime déjà pour les haïsseurs de toutevirilité intellectuelle, il escalada enfin les plus hautes frisesen publiant les deux premiers romans d’une série dont nul prophètene saurait prévoir la fin, car il est persuadé d’avoir trouvé savraie voie.

Il faut penser à l’incroyable anémie des âmes modernes dans lesclasses dites élevées, – les seules âmes qui intéressent Dulaurieret dont il ambitionne le suffrage, – pour bien comprendrel’eucharistique succès de cet évangéliste du Rien.

Raturer toute passion, tout enthousiasme, toute indépendancegénéreuse, toute indécente vigueur d’affirmation ; fendre enquatre l’ombre de poil d’un sénile fantôme de sentiment, fairemacérer, en trois cents pages, d’impondérables délicatessesamoureuses dans l’huile de myrrhe d’une chaste hypothèse ou dansles aromates d’un élégant scrupule ; surtout ne jamaisconclure, ne jamais voir le Pauvre, ne jamais s’interrompre degémir avec lord Byron sur l’aridité des joies humaines ; en unmot, ne jamais ÉCRIRE ; — telles furent les victuaillespsychologiques offertes par Dulaurier à cette élite dirigeanteengraissée dans tous les dépotoirs révolutionnaires, mais qui,précisément, expirait d’une inanition d’aristocratie.

Après cela, que pouvait-on refuser à ce nourrisseur ? Tout,à l’instant, lui fut prodigué : l’autorité d’un augure, leséditions sans cesse renouvelées, la survente des vieux brouillons,les prix académiques, l’argent infini, et jusqu’à cette croixd’honneur si polluée, mais toujours désirable, qu’un artiste fier,à supposer qu’il l’obtînt, n’aurait même plus le droitd’accepter !

Le fauteuil d’immortalité lui manque encore. Mais il l’auraprochainement, dût-on faire crever une trentaine d’académicienspour lui assurer des chances !

On ne voit guère qu’un seul homme de lettres qui se puisseflatter d’avoir joui, en ces derniers temps, d’une aussi insolentefortune. C’est Georges Ohnet, l’ineffable bossu millionnaire etavare, l’imbécile auteur du Maître de Forges, qu’une strictejustice devrait contraindre à pensionner les gens de talent dont ilvole le salaire et idiotifie le public.

Mais, quelque vomitif que puisse être le succès universel de cedrôle, qui n’est, en fin de compte, qu’un sordide spéculateur etqui, peut-être, se croit du génie, celui de Dulaurier, qui doitsentir la misère de son esprit, est bien plus révoltant encore.

Le premier, en effet, n’a vu dans la littérature qu’uneappétissante glandée dont son âme de porc s’est réjouie et c’estbien ainsi qu’on a généralement compris sa fonction de faiseur delivres. Le second a vu la même chose, sans doute, mais, sagement,il s’est cantonné dans la clientèle influente et s’est ainsi ménagéune situation littéraire que n’eut jamais l’immense poète desFleurs du Mal et qui déshonore simplement les lettresfrançaises.

Cette réserve faite, la pesée intellectuelle est à peu près lamême des deux côtés, l’un et l’autre ayant admirablement compris lanécessité d’écrire comme des cochers pour être crus les automédonsde la pensée.

L’auteur de L’Irrévocable et de Douloureux Mystère est, parsurcroît, travaillé de manies anglaises. Par exemple, on ne passepas dix minutes auprès de lui sans être investi de cetteconfidence, que la vie l’a traité avec la dernière rigueur et qu’ilest, à peu de chose près, le plus à plaindre des mortels.

Un brave homme qui venait de voir mourir dans la misère etl’obscurité un être supérieur dont quelques journaux avaient àpeine mentionné la disparition, s’indignait, un jour, de ceboniment d’un médiocre à qui tout a réussi. – Après tout, dit-il ense calmant, il y a peut-être quelque sincérité dans cette vileblague. Ce garçon a l’âme petite, mais il n’est ni un sot, ni unhypocrite, et, par moments, il doit lui peser quelque chose de lamonstrueuse iniquité de son bonheur !

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