Le Désespéré

Chapitre 8

 

Précisément, le soir même, il fut averti que le lendemain, aprèsla messe, on devait enterrer un frère, mort la veille, dont lepanégyrique, imperceptiblement murmuré, avait glissé jusqu’à lui,comme un frisson, le long des murs de cette demeure imperturbable,où tout est silence, jusqu’à la joie de mourir. Nul spectacle nepouvait attirer plus fort un personnage aussi fréquenté de visionsfunèbres, — sorte de carrefour humain, toujours ténébreux, où sefaisaient des conciliabules de fantômes dans le perpétuel minuittragique du souvenir.

Ce qui l’avait souvent exaspéré, cet acolyte passionné de tousles deuils, c’est l’absence, ordinairement absolue, de prières, surles cercueils, dans les enterrements soient religieux, les plussomptueusement exécutés. Les fleurs abondent et même les larmes,mais l’effrayant épisode surnaturel de la comparution devant leJuge et l’incertitude plus glaçante encore d’une Sentenceinéluctable, – combien peu s’en souviennent ou sont capables d’ypenser !

On se groupe avec des airs dolents, on s’informe exactement del’âge du défunt et on s’assure avec une bienveillance polie, qu’illaisse après lui, en même temps que le parfum de ses vertus, desconsolations suffisantes à ceux qui « viennent d’avoir la douleur dele perdre ». Si cet émigrant vers le pourrissoir a tripotaillé avecsuccès, on voit s’empresser à travers la foule, comme des acarusdans une toison, quelques preneurs de notes envoyés par les grandsjournaux, – rapides chacals attirés par l’odeur de mort. Si lamaladie a été longue et douloureuse, on se montre plus accommodantque la Sacrée Congrégation des Rites et on le béatifie volontiers,en déclarant « qu’il est bien heureux, maintenant et qu’il nesouffre plus ».

Pendant ce temps, la terrible Liturgie gronde et pleure sansécho. C’est son affaire de parler au Juge, cela rentre dans lesfrais qui grèvent, hélas ! toute succession, et le banalconvoi s’éloigne bientôt, — Dieu merci ! – avec certitude,dans un brouillard d’immortels regrets.

A la Chartreuse, quelle différence ! De quoi pourraients’informer ces muets d’amour qui ne parlent que pour louer leSeigneur et qui n’ont jamais eu la pensée de juger leursfrères ? Ils savent que le compagnon de leur solitude estmaintenant une âme devant Dieu et ils savent aussi, mieux quepersonne, ce que c’est qu’une âme et ce que c’est que d’être devantDieu !

Une simple croix de bois, sans aucune inscription, garde latombe des chartreux. On donne, par exception, une croix de pierreaux Supérieurs Généraux. C’est une marque de respect usitée dès lespremiers temps de l’Ordre. Marchenoir, ignorant encore laprodigieuse longévité des chartreux, s’étonna de voir leurcimetière occuper un espace si peu considérable. Il paraît que lesvictimes de la Ribote sont mille fois plus nombreuses que celles dela Pénitence, et qu’une Règle austère est la plus sûre deshygiènes. Il en eut la preuve en apprenant qu’un registre des décèsde la Grande-Chartreuse serait presque une liste de centenaires. Onvoit de ces interminables religieux qui ont plus de soixante et dixans de profession et il n’est pas rare qu’un solitaire ne meurequ’après cinquante ans de Chartreuse.

En ce moment, d’ailleurs, Marchenoir ne pensait guère à demanderl’âge de celui qu’il vit mettre en terre, et personne, peut-être,n’eût été capable de le renseigner avec précision. Pour ces âmespenchées sur l’abîme, la vie représente un certain poids de mériteet voilà tout. Au point de vue absolu « le Temps ne fait rien àl’affaire » de l’Éternité. L’essentiel, c’est d’être confirmé engrâce, au bout d’un siècle ou au bout d’un jour.

Mais on peut souhaiter de telles funérailles aux plus fiersilotes de la passion ou de la gloire. Excepté le Pape, aucunchrétien n’a autant de prières à sa mort que le plus ignoré et ledernier des chartreux, et quelles prières ! Marchenoir futprofondément saisi de ce simple fait, assez peu connu, que lechartreux est enterré, comme sur un champ de bataille, sans bièreni linceul. Il est enseveli dans le pauvre habit blanc de son Ordredont la couleur correspond symboliquement à la Résurrection deNotre-Seigneur, comme la couleur noire de l’Ordre bénédictin figurele saint mystère de sa Mort. Il est ainsi restitué à la poussière,pendant que ses frères assemblés pleurent et prient sur sadépouille.

Une dizaine de mois auparavant, Marchenoir avait vu Parisenterrer un homme fameux qui avait déclaré la guerre à tous lesreligieux de la France et qui devait exterminer le christianisme encombat singulier. Ce personnage, parti de bas, n’avait presque paseu besoin de s’élever pour que ses pieds de cyclope révolutionnairefussent exactement au niveau de la plupart des têtescontemporaines

Pendant plus de dix ans, Léon Gambetta, continuant les jeux desa charmante enfance, put se maintenir à califourchon sur lesépaules de la Fille aînée de l’Église, qui reçut ainsi le salairede ses apostasies et qui but la honte des hontes, — en attendant ladernière ivresse qui sera vraisemblablement « ce que l’oeil n’apoint vu, ce que l’oreille n’a point entendu et ce que le coeur del’homme ne saurait comprendre », en sens inverse de ce que Dieuréserve à ceux qui l’aiment. C’est pourquoi Paris lui a fait lesobsèques d’un roi. Jamais, peut-être, dans aucun pays d’Occident,un faste plus énorme n’avait été déployé sur les restes pitoyablesd’aucun homme…

Marchenoir se souvenait des trois cent mille têtes de bétailhumain, accompagnant à sa demeure souterraine le Xerxès putrescentde la majorité, pendant que roulaient les chars de parade et lesinnombrables discours funèbres, et il compara ce mensonged’enfouisseurs à l’enterrement véridique de ce chartreux inconnu,dans l’humble cimetière comblé de neige où cinquante frères enlarmes demandaient à Dieu de le ressusciter pour la vieéternelle.

Ce dernier spectacle lui parut plus grand que l’autre et lescanonnades prostituées de l’inhumation du dictateur lui firentl’effet d’un bruit étrangement stupide et mesquin, auprès del’intelligente et grandiose clameur religieuse de ces âmesvoyantes, qui se savent les héritières de la magnificence deSalomon, en face de la misère des sépulcres, et qui portent bienmoins le deuil de la mort que le deuil de la vieterrestre !

Il est vrai que les funérailles de Gambetta furent, elles mêmes,une bien piètre solennité en comparaison de l’apothéose de VictorHugo, que Marchenoir était appelé à contempler, deux ans plustard.

Cette fois, ce ne fut plus seulement Paris, ni même la France,ce fut le globe entier, semble-t-il, qui se rua sur la pistesuprême du Cosmopolite décédé. Le monde moderne, las du Dieuvivant, s’agenouille de plus en plus devant les charognes et nousgravitons vers de telles idolâtries funèbres que, bientôt, lesnouveau-nés s’en iront vagir dans le rentrant des sépulcres fameuxoù blanchira, désormais, le lait de leurs mères. Le patriotismeaura tant d’illustres pourritures à déplorer que ce ne sera presqueplus la peine de déménager des nécropoles. Ce sera comme un nouveauculte national, sagement tempéré par le dépotoir final où seronttransférés sans pavois, – pour faire place à d’autres, – lescarcasses de libérateurs et les résidus d’apôtres, au fur et àmesure de leur successive dépopularisation.

Lorsque Marat eut achevé son ignoble existence, « on le compara,dit Chateaubriand, au divin auteur de l’Évangile. On lui dédiacette prière : Coeur de Jésus, Coeur de Marat ! ô sacré Coeurde Jésus, ô sacré Coeur de Marat ! Ce coeur de Marat eut pourciboire une pyxide précieuse du garde-meuble. On visitait dans uncénotaphe de gazon, élevé sur la place du Carrousel, le buste, labaignoire, la lampe et l’écritoire de la divinité. Puis, le venttourna. L’immondice, versée de l’urne d’agate dans un autre vase,fut vidée à l’égout ».

La poésie moderne, devenue l’amie de la canaille, devait finircomme L’Ami du Peuple. Madame se meurt, Madame est morte, Madameest ensevelie, non dans la pourpre ni dans l’azur fleurdelisé desmonarchies, mais dans la défroque vermineuse du populo souverain,et voici de bien affreux croque-morts pour la porter en terre.Toute la crapule de l’univers, en personne ou représentée, défilantpendant six heures, de l’Arc-de-Triomphe au Panthéon !

Il eût été si facile, pourtant, et si simple de faire la levéede ce cadavre à coups de soulier, de le lier par les pieds avec descâbles de trois kilomètres et d’y atteler dix mille hommes, quil’eussent traîné dans Paris, en chantant La Marseillaise ouDerrière l’Omnibus, jusqu’à ce que chaque pavé, chaque saillie detrottoir, chaque balustre d’urinoir public eût hérité de sonlambeau, pour le régal des cochons errants !

L’horreur matérielle de cette expiation posthume aurait eu poureffet, du moins, d’émouvoir la pitié du monde. Un immense choeur desanglots eût brisé, pour quelques jours, la vieille poitrine del’humanité. Une absolution de vraies larmes fût tombée des yeux desinnocentes et des yeux des prostituées, sur l’impénitent Proxénètede l’Idéal, et jusqu’aux âmes les plus courroucées lui eussent faitun meilleur Panthéon de leur éternel oubli !

On a préféré traîner cette dépouille dans le cloaque d’uneapothéose démocratique. Profanation mille fois plus certaine, parcequ’elle s’est accomplie sur le cadavre intellectuel, et qu’elle estsans espérance de repentir !

L’auteur des Misérables ayant absurdement promulgué l’égalité duBras et de la Pensée, le Bras imbécile a voulu tout seul manifestersa reconnaissance et l’âme flottante du poète a dû s’envoler, engémissant, hors de portée de cet hommage.

Les bataillons scolaires, les amis de l’A. B. C. de Marseille,la chambre syndicale des hôteliers logeurs, les francs-tireurs desBatignolles, la Libre Pensée de Charenton. le Grelot de Bercy, laFraternité de Vaucresson, le choral des Allobroges et l’Espérancede Javel ; les chefs des rayons du Printemps, les contrôleursde l’Eden-Théâtre, les orphéonistes de Nogent-sur-Vermisson et lacorporation des clercs d’huissier ; les cuisiniers, lesherboristes, les fleuristes, les fumistes, les dentistes, lesemballeurs, les plombiers, les brossiers et « tout le commerce desos de Paris » : tels furent, avec deux cents autres groupes nonmoins abjects, les convoyeurs au gâteau de Savoie de ce mendianttrop exaucé de la plus anti-littéraire popularité.

Victor Hugo était parvenu à tellement déshonorer la poésie qu’ila fallu que la France inventât de se déshonorer elle-même un peuplus qu’avant, pour se mettre en état de lui conditionner undernier adieu qui fît éclater, comme il convenait, – enl’indépassable ignominie d’une solennité de dégoûtation, – lacomplicité de leur avilissement.

Ce monument, dont lui-même dénonce le ridicule il y a cinquanteans, pouvait, sans doute, convenir à Dieu qui s’en contentait ensilence, puisque le ridicule des hommes est la pourpre même del’interminable Passion du Roi conspué ; mais le plus grandpoète du monde, – à supposer que Victor Hugo méritât ce titre, – nepeut absolument pas s’accommoder de cette coupole, bien moinsrespirable pour sa gloire que le tabernacle en sapin du plus humblede tous les tombeaux…

De toute cette exultation du goujatisme contemporain lesChartreux n’ont probablement rien su. Le déloge des journaux n’apas encore escaladé leur solitude. Ils continuent de prier pour lestrès humbles et les très glorieux, pour les poètes qui seprostituent et pour les imbéciles qui lancent l’ordure au visagemélancolique de la Poésie et, quand ils meurent à leur tour, c’estassez, pour les inonder de joie, d’espérer que les anges invisiblesplaneront sur l’étroite fosse où on les enterre sanscercueil !

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