Le Désespéré

Chapitre 4

 

Elle se souvenait d’avoir autrefois connu, rue de l’Arbalète, unpetit juif besogneux qui vivait de vingt métiers plus ou moinssuspects. Le vieux drôle faisait ostensiblement l’immonde commercedes reconnaissances du mont-de-pitié et elle s’était laissérançonner par lui un assez bon nombre de fois. C’était bien l’hommequ’il lui fallait, celui-là ! Il n’était certes, pas encombréde scrupules ! Pour deux francs, on lui aurait fait nettoyerune dalle de la Morgue, avec sa langue ! D’ailleurs, il laconnaissait et savait qu’elle ne le dénoncerait jamais àpersonne.

– Monsieur Nathan, dit-elle, en arrivant chez le personnage,avez-vous besoin d’argent ?

Ce monsieur Nathan était une petite putridité judaïque, comme onen verra, paraît-il, jusqu’à l’abrogation de notre planète. LeMoyen Age, au moins, avait le bon sens de les cantonner dans deschenils réservés et de leur imposer une défroque spéciale quipermît à chacun de les éviter. Quand on avait absolument affaire àces puants, on s’en cachait, comme d’une infamie, et on sepurifiait ensuite comme on pouvait. La honte et le péril de leurcontact était l’antidote chrétien de leur pestilence, puisque Dieutenait à la perpétuité d’une telle vermine.

Aujourd’hui que le christianisme a l’air de râler sous le talonde ses propres croyants et que l’Église a perdu tout crédit, ons’indigne bêtement de voir en eux les maîtres du monde, et lescontradicteurs enragés de la Tradition apostolique sont lespremiers à s’en étonner. On prohibe le désinfectant et on se plaintd’avoir des punaises. Telle est l’idiotie caractéristique des tempsmodernes.

M. Nathan avait eu des fortunes diverses. Il avait raté desmillions et, quoiqu’il fût très malin, on le considérait, parmi sesfrères, comme un peu jobard. Son vrai nom était Judas Nathan, maisil avait voulu qu’on l’appelât Arthur, et tel était son principe demort. Ce juif était rongé du vice chrétien de vanité.Successivement tailleur, dentiste, marchand de tableaux, vendeur defemmes et capitaliste marron, mais toujours travaillé de dandysme,il avait tout sacrifié, tout galvaudé pour cette ambition. Uneheure glorieuse avait pourtant sonné dans sa vie. Il s’était vudirecteur d’un journal légitimiste vers les dernières années dusecond empire. Mais, précisément, cette élévation l’avait perdu. Lagrâce d’Israël s’était retirée de lui et il avait fait de sottesaffaires. Sa déconfiture, quoique retentissante, avait été tropridicule pour qu’il s’en relevât jamais. Maintenant, Dieu seulpouvait savoir ses industries !

En vieillissant, ce petit bellâtre, qu’on rencontrait partout oùtintait la ruine, était devenu positivement sinistre. Au milieud’indicibles tripotages, ce grotesque filou n’abdiquait aucune deses anciennes prétentions, et on retrouvait toujours en lui ledésopilant roublard qui fit offrir, un jour, au comte de Chambord,de se convertir publiquement au catholicisme, si on le faisaitmarquis. Il avait toujours la même politesse de garçon de bain oud’huissier de tripot, et le même geste fameux, de tapoter les deuxchoux-fleurs latéraux qui faisaient encorbellement à son crânechauve. Il avait surtout le même empressement auprès des femmes,qu’il enrichissait gracieusement de ses conseils ou de sesprophéties, en les dépouillant de leurs bijoux et de leur argent.Car il était fort considéré parmi les filles de la rive gauche, oùil était venu s’établir, étant, à la fois, leur banquier, leurcourtier, leur marchande à la toilette, leur consolateur et leuroracle, — parfois, aussi leur médecin, disait-on. Mais cettedernière chose flottait dans un salubre mystère.

– Eh ! comment, c’est vous, chère enfant ! BonDieu ! qu’il y a longtemps qu’on ne vous a vue ! On vouscroyait perdue à jamais. Votre disparition nous avait tousdésespérés, et, pour mon propre compte, je vous donne ma paroled’honneur que j’étais inconsolable… Mais vous avez eu pitié de vosvictimes et vous nous revenez, sans doute. Pauvre agneau, il t’alâchée, je l’espère, ce sauvage avec qui tu vivais ?

Ces paroles équivalentes à rien et proférées d’une voixlointaine, défunte, paraissant sortir d’un phonographevert-de-grisé, où elles auraient été inscrites depuis soixante ans,voulaient surtout cacher l’étonnement du vieux malandrin.

Quinze ou dix-huit mois auparavant, il avait eu l’audace de seprésenter chez Marchenoir, dont il avait découvert l’adresse, sousprétexte d’offrir une occasion de dentelles, en réalité pournégocier un stupre fastueux, dont les conditions inouïes,chuchotées à l’oreille de son ancienne cliente, lui paraissaientdevoir tout emporter. Mais dès le premier mot, Véronique avait étéchercher son ami qui travaillait dans la chambre voisine, etcelui-ci avait simplement ouvert la fenêtre, en sourcillant d’unefaçon si claire que l’ambassadeur, abandonnant, pour quelquesinstants, sa dignité, avait cru devoir disparaître aussitôt parl’escalier.

– Monsieur Nathan, répondit la visiteuse avec fermeté, mais sanscolère, je ne suis pas venue pour vous faire des confidences et jevous prie de me parler convenablement sans me tutoyer, si c’estpossible. Il s’agit d’une affaire des plus simples. Vous savezarracher les dents, n’est-ce pas ? Combien me prendrez-vouspour m’arracher toutes les dents ?

Pour le coup, Nathan n’essaya plus de dissimuler sastupéfaction. Machinalement, il vérifia d’un geste les deux touffespeintes en blond de diarrhée qui lui garnissaient les tempes ;resserra, autour de son torse de coléoptère, le cordon à sonnetted’une robe de chambre couleur firmament pisseux, et revenant àmarche forcée du fond de la pièce, où l’avait lancé la premièrecommotion :

– Vous arracher les dents ! s’écria-t-il. — subitementanimé, jaillissant, presque humain, — tou-tes-les-dents !Ah ! çà, mademoiselle, ai-je mal entendu, ou suis-je assezcomblé de disgrâce pour que vous ayez le dessein de vous moquer demoi ?

Véronique se découvrit la tête :

– Et cela, monsieur, qu’en pensez-vous ? Est-ce uneplaisanterie ? Je le répète, je veux me débarrasser de mesdents comme je me suis débarrassée ce matin, de mes cheveux. Celaest absolument nécessaire, pour des raisons que je n’ai pas à vousdire. Je me suis adressée à vous, parce que je craignais qu’undentiste ordinaire ne voulût pas. Vous devez me connaître, jesuppose. Personne ne saura jamais que je suis venue ici. J’ai troislouis à vous offrir pour une opération qui ne prendra pas deuxheures, et je vous ferai cadeau de mes dents par-dessus le marché.Il me semble que vous n’aurez pas fait une trop mauvaise journée.Si cela ne vous va pas, bonsoir, je vais ailleurs. Est-ce oui ounon ?

La dispute fut longue, cependant. Jamais ce misérable Nathann’avait été secoué d’une si rude sorte. Il voyait bien queVéronique n’était pas folle, mais il ne pouvait concevoir qu’unejolie fille voulût se faire laide. Cela renversait toutes sesidées. Puis, il y avait, dans cette pourriture d’homme, un coinphosphoré qui n’était peut-être pas absolument exécrable. Ilreculait à la pensée de détruire ce beau visage, de même qu’ilaurait hésité, au moins une minute, fût-ce pour un million, àbrûler une toile de Léonard ou de Gustave Moreau. L’anéantissementpur et simple d’une richesse de ce genre le confondait.

Ce scrupule, d’ailleurs, se compliquait de plusieurs craintes.Il avait reçu bien des volées dans sa vie, mais la main deMarchenoir, non encore éprouvée, lui semblait plus redoutable quecelle du Seigneur, – sans compter le grappin de la justice humainequi pouvait intervenir aussi et se fourrer curieusement dans sespetites affaires.

Véronique, discernant à merveille ce qui se passait dans cetteâme vaseuse, se décida, malgré sa répugnance, à en finir parl’intimidation.

– Vous n’avez pas tant balancé, lui dit-elle, quand il s’est agide la petite Sarah. Je sais par coeur toute cette histoire, et mêmeplusieurs autres. Faites-y bien attention. Allons, soyezraisonnable et ne me laissez pas languir plus longtemps. Encore unefois, il ne vous arrivera rien de fâcheux à cause de moi, je m’yengage, et trois louis sont toujours bons à gagner.

Elle faisait allusion à une abominable affaire d’avortement, oùla mère avait failli périr, et qui avait donné beaucoupd’inquiétudes au bel Arthur. Il se décida sur-le-champ, allachercher l’outil de torture, disposa toutes choses avec des petitsmouvements nerveux et, finalement, installa Véronique dans unprofond fauteuil de cuir, en pleine clarté.

Elle renversa la tête et montra une double rangée de dentslumineuses, – des dents à mordre les plus durs métaux humains. Letortionnaire abject, par une dernière impulsion de vague pitié, luidéclara qu’elle allait atrocement souffrir.

– J’y suis préparée, répondit la sainte. J’espère avoir ducourage. Je tâcherai de me souvenir que j’ai mérité des souffrancesplus grandes encore.

Alors s’accomplit cette horreur. A chaque dent qui s’en allait,la pauvre Véronique, en dépit de sa volonté, poussait un léger criet ses yeux se remplissaient de larmes, pendant que des ruisseauxde sang écumeux coulaient sur l’épaisse toile du tablier de cuisineque Nathan lui avait ficelé autour du cou.

Quand la mâchoire supérieure fut complètement dégarnie,l’exécuteur dut s’arrêter. L’infortunée avait perdu connaissance etse tordait spasmodiquement. Il fallut la ranimer, étancher le sangqui partait à flots, arrêter l’hémorragie, calmer les nerfs, toutesbesognes familières à cet omniscient des basses pratiqueschirurgicales. Il exprima son avis de renvoyer à quelques jours laseconde partie de l’opération, dans le secret espoir de ne la voirjamais revenir et d’échapper ainsi à une corvée qui lui déplaisait,ayant, d’ailleurs, soigneusement empoché l’argent. Mais, au boutd’un quart d’heure, l’étonnante martyre lui signifia énergiquement,sans parler, qu’elle voulait que cela continuât.

Rien ne fut plus horrible. L’opérateur gagna son salaire. Lesanesthésiques ordinaires étaient sans effet sur ce paquet de nerfsen déroute, effroyablement ébranlés déjà, malgré l’héroïsme de lapatiente. La syncope se renouvela cinq à six fois, de plus en plusinquiétante. Une minute, Nathan, terrifié, crut au tétanos.

Enfin, le supplice s’acheva, et, peu à peu reparut l’équilibre.Véronique but un cordial préparé d’avance et souffrant encored’atroces douleurs, mais redevenue l’impératrice d’elle-même, elleregarda tristement, sur la table, le gisant trésor de l’écrin de sabouche, vide à jamais, puis, s’approchant d’un miroir, elle poussaun cri, un seul cri funèbre, sur se beauté dévastée, gémissement dela nature qu’elle ne put réprimer.

Le sordide Nathan, étonné de son propre trouble, balbutiaitquelques phrases vaines, alléguant l’espèce de violence qu’il avaitsubie. C’est alors que la chrétienne, avec une noblesse d’humilitééternellement inintelligible pour les âmes viles, obéissant à cettefurie d’abaissement qui est un des caractères de l’amour mystique,ramassa la main de l’immonde bandit, cette main cireuse, boudinée,dans laquelle avaient tenu toutes les crapules, et la baisa, -comme l’instrument de son martyre ! – de ses lèvres sanglanteset déformées.

– Adieu, monsieur Nathan, dit-elle ensuite, d’une voixqu’elle-même ne reconnut plus. Je vous remercie. N’ayez aucuneinquiétude. Vous faites souvent de vilaines choses dans votremétier, mais je prierai mon Sauveur pour vous…

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