Le Désespéré

Chapitre 22

 

Marchenoir avait été désigné pour retirer ce Maëlstrom de lacirculation. Il n’y pensait guère, pourtant, quand la chose luiarriva. Il commençait à peine à se remettre et à se radouber del’énorme tourmente de coeur qui vient d’être racontée. Il ne sesentait nullement disposé à recommencer ces sauvetages, cesrédemptions de captives qui lui avaient coûté si cher et quiavaient été si nombreux en une dizaine d’années, quoique les deuxplus considérables seulement aient dû être mentionnés, à cause deleur durée et du tragique de leur dénouement.

D’ailleurs, une grande révolution s’était faite en lui, fortantérieure à la récente catastrophe. Il vivait dans la continencela plus ascétique et les sophismes de la chair n’avaient plusaucune part aux déterminations victorieuses de sa volonté. Parvenuenfin à la plénitude de sa force intellectuelle et physiologique,il était, de tous les hommes, le plus tendre et le plusinséductible.

Aucune circonstance dramatique ne signala le commencement de sesrelations avec la Ventouse. Ayant cessé, depuis Leverdier, lefamélique vagabondage de ses débuts, gagnant à peu près sa vie et,aussi, souvent celle des autres, par diverses industries dont lalittérature était la moins lucrative, connu déjà par des scandalesde journaux et même un peu célèbre, ce sombre individu, sidifférent de tout le monde et qui ne parlait jamais à personne,intrigua fortement la bohémienne qui le voyait habituellementdéjeuner à quelques pas d’elle, dans un petit restaurant ducarrefour de l’Observatoire. Ce fut à un point qu’elle prit desinformations et rêva d’exercer sur lui son ascendant.

Le manège de circonvallation fut banal, comme il convenait, ettout à fait indigne de la majesté de l’histoire. Elle obtint cecique Marchenoir, très doux sous son masque de fanatique, répondit,sans même fixer les yeux sur elle, aux remarques saugrenues qu’ellesupposait grosses d’une conversation, par d’inanimés monosyllabesqu’on aurait crus péniblement tirés à la poulie du fond d’un puitsde silence.

Exaspérée de ce médiocre résultat, elle lui dit un jour :

– Monsieur Marchenoir, j’ai envie de vous et je vous désire,voulez-vous coucher avec moi ?

– Madame, répondit l’autre avec simplicité, vous tombez fortmal, je ne me couche jamais.

Et c’était vrai. Il travaillait jour et nuit avec furie et nedormait qu’un petit nombre d’heures dans un fauteuil, ce qui futlaconiquement expliqué.

Cette rousse, très stupéfaite, entreprit alors le seul déballagenouveau pour elle, des sages remontrances. Elle parla comme unemère prudente de la nécessité d’une meilleure hygiène, de lalongueur des jours et du nécessaire repos des nuits, faites pourdormir, assurait-elle. Enfin, elle crut discerner le besoin pour unhomme de pensée d’avoir quelqu’un qui s’occupât de ses petitesaffaires, etc. Marchenoir paya son déjeuner et ne revint plus.

Un mois après, rentrant chez lui par un minuit très froid, il latrouva accroupie et grelottante sur le seuil de sa porte. Il nedemanda aucune explication, la fit entrer dans sa chambre, allumadu feu, lui montra son lit et se mit au travail. Pas un mot n’avaitété prononcé.

Elle vint lui passer ses superbes bras autour du cou.

– Je t’aime, lui souffla-t-elle, je suis folle de toi. Je nesais pas ce que j’ai. Je ne voulais plus penser à ce caprice quej’avais eu de te tenir dans mes bras, mais ce soir, je me seraistraînée sur les genoux pour venir ici. Je vois bien que tu n’es pascomme les autres et que tu dois fièrement me mépriser. Tant pis,dis-moi ce que tu voudras, mais ne me repousse pas.

Et l’impudique vaincue craignant de déplaire par un baiser, secoula par terre à ses pieds et fondit en larmes.

Marchenoir eut le frisson de la mort. – Ne sera-ce donc jamaisfini ? pensa-t-il. Il se pencha et partageant l’épaissechevelure de cette Salamandre en abîme, ondée de flammes, – avecune douceur qui était presque de la tendresse, il lui raconta sapauvreté et son deuil immense ; il lui représenta, sans espoird’être compris, l’impossibilité de nouer ou de ficeler deuxexistences telles que les leurs et son horreur, désormaisinsurmontable, de tout partage aussi bien dans le passé que dansl’avenir.

A ce mot de partage, la belle fille redressa la tête et, sansvouloir se relever, croisant ses mains en suppliante sur les genouxdu maître qu’elle s’était choisi :

– Pardonnez-moi de vous aimer, dit-elle, d’une voixsingulièrement humble. Je sais que je ne vaux rien et que je nemérite pas que vous fassiez attention à moi. Mais il ne peut yavoir de partage. Vous m’avez prise et je ne peux plus être qu’àvous, à vous seul. Les infamies de mon passé, je me les reprochecomme des infidélités que je vous aurais faites. Vous êtes un hommereligieux, vous ne me refuserez pas de sauver une malheureuse quiveut se repentir. Laissez-moi près de vous. Je ne vous demande pasmême une caresse. Je vous servirai comme une pauvre domestique, jetravaillerai et deviendrai peut-être une bonne chrétienne pour vousressembler un peu. Je vous en supplie, ayez pitié de moi !

Jamais Marchenoir n’avait été si bien ajusté. Il ne se crut pasle droit de renvoyer au marché cette esclave qui lui paraissaits’offrir encore plus à son Dieu qu’à lui. Tous les dangers quipeuvent résulter pour un catholique exact d’une si prochaineoccasion habituelle de manquer de continence, il les accepta, avecla certitude résignée de compromettre et de surchargerabominablement sa vie.

Quelques jours après, il s’installait avec Véronique, rue desFourneaux, au fond de Vaugirard, dans un petit appartementd’ouvrier. Alors, commença cette cohabitation tant calomniée dedeux êtres absolument chastes, à la fois si parfaitement unis et siprofondément séparés. La formidable machine à vanner les hommes quis’était appelée la Ventouse devint, par miracle, une fille trèspure et un encensoir toujours fumant devant Dieu. Les pratiquesreligieuses, d’abord commencées en vue de s’identifier avec l’hommequ’elle aimait, devinrent bientôt un besoin de son amour, son amourmême, transfiguré, transporté dans l’infini !

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