Le Désespéré

Chapitre 7

 

Huit mois environ après son départ de Paris, où il n’avait puremettre les pieds, Leverdier reçut en Bourgogne cette lettre deMarchenoir :

Mon Georges bien-aimé.

Je suis mourant et je n’ai peut-être pas deux jours à vivre. Jecommence par là, pour que tu aies moins à souffrir. Quant àVéronique, elle est à Sainte-Anne, depuis deux semaines. C’est enrevenant de l’y conduire qu’un camion m’a renversé et m’a écrasé lapoitrine. On a trouvé sur moi, par bonheur, une lettre de toi qui arévélé mon adresse, et on m’a rapporté mourant, rue desFourneaux.

J’ai râlé pendant plusieurs jours. En ce moment, je t’écris demon lit, fort péniblement, mais d’un esprit désormais apaisé, commeil convient aux récipiendaires à l’éternité. Je ne suis pastroublé, même par la pensée que cette lettre nécessaire vat’assassiner de douleur. Je suis déjà dans la sérénité desmorts…

Dieu a voulu que ma vie s’achevât ainsi, donc c’est très bien etaucune chose ne pouvait m’arriver qui me fût meilleure. Je ne suisplus le Désespéré… J’ai dit, tout à l’heure, à ma vieilleconcierge, d’aller me chercher un prêtre.

Cependant, mon ami, je ne veux pas m’en aller sans te revoir unedernière fois. Accours, je t’en supplie, si tu le peux, sans perdreune seconde. Ces jours derniers, quand on croyait, à chaqueinstant, me voir expirer, ma pire souffrance était une soifépouvantable, la soif de Jésus dans son Agonie. Je voyais partoutdes fleuves et des cataractes que mes lèvres desséchées nepouvaient atteindre, et – je ne sais comment, – ton souvenir étaitmêlé à ces visions de mon délire. Ton visage m’apparaissaitsouriant, au fond des sources, et ma soif de toi se confondaitinexplicablement avec ma soif de l’eau des fontaines.

Tu prieras pour moi, n’est-ce pas ? mon unique ami, pauvrecoeur joyeux que j’ai fait si triste ! Tu n’es pas un homme degrande foi. N’importe, prie tout de même… Je serai près de toi. Lesâmes des morts, vois-tu, nous environnent invisiblement. Elles nepeuvent pas s’éloigner, puisqu’elles n’ont plus de corps et que lanotion de distance est inapplicable aux purs esprits. Je mesouviens de t’avoir expliqué cela… Dans quelques heures, je vaisêtre l’âme silencieuse d’un mort, d’un défunt, d’un trépassé. Jesouffrirai peut-être beaucoup dans ce nouvel état et j’aurai besoinde tes prières. Je t’en supplie, ne me les refuse pas, car jen’aurais plus de voix, alors, pour te les demander !…

En aussi peu de mots que possible, je vais t’apprendre ce quis’est passé depuis ton départ. J’étais enragé de passion pourVéronique, au point de croire que j’étais possédé par quelquedémon. Tu ne le remarquas pas et je ne voulus pas t’accabler decette confidence. Mais la malheureuse fille s’en apercevait tropbien. Elle voyait le mal sans remède, et l’exorbitante douleurqu’elle en ressentait a simplement éteint sa raison.

Il faudrait n’être pas un moribond pour te raconter cettehistoire. Jour par jour, heure par heure, j’ai vu se dissoudre etse déformer, d’une manière horrible, cette belle raison, cetteperle exalumineuse du manteau du Christ, cette étincelle d’Orientde la simplicité la plus divine !

Eue en vint à ne plus me reconnaître… Son Joseph nourricier, sonSauveur, — comme elle m’appelait, — était captif dans une contréelointaine, et je lui paraissais un bourreau venu à sa place pour latourmenter.

J’ai dû subir, dans d’inexprimables affres, la peine sans nom del’entendre me maudire, en me regardant de ses sublimes yeux égarés,où se peignaient je ne sais quelles images inconnues. Il m’a falluvoir cette infortunée à genoux, pendant des heures, se tordant aupied de son crucifix, et criant à Dieu de me délivrer de ma prison,de lui rendre le pauvre homme qui lui avait donné du pain et quilanguissait dans un lieu de ténèbres, pour sa récompense de l’avoiraimée…

En ce moment, je ne souffre plus de ces choses. Tout ce qu’uneâme comprimée et retordue par la plus mortelle angoisse peutexsuder de douleur est sorti de la mienne. C’est fini. Je convolemaintenant aux angoisses nuptiales de ma définitive agonie.

Il faut me pardonner, mon frère Georges, de t’avoir laisséignorer tout cela. Tu m’avais écrit les difficultés imprévues deton existence nouvelle, acceptée pour l’amour de moi, et l’étroiteservitude où te réduisait ton avare tante. J’ai reçu régulièrementles soixante francs que tu m’envoyais tous les mois, et que Dieu tebénisse pour cette charité, mais tu ne pouvais faire davantage,quand il se fût agi de me sauver de la mort. Pourquoi t’eussé-jedésolé ?… D’ailleurs, j’espérais vaguement que Véroniquereviendrait à elle et je ne pouvais me persuader qu’elle fûtvraiment aliénée.

Ton argent ne suffisant pas, je m’arrangeais pour en gagnerd’autres, en faisant n’importe quoi. Je me suis fait homme depeine. J’ai servi des marchands de grains et des déménageurs. Jelaissais ma blouse aux magasins où on m’employait, pour qu’on neconnût pas ma détresse, rue des Fourneaux… Quand il devint tropimprudent de laisser Véronique seule à la maison, des journéesentières, j’obtins d’un entrepreneur d’écritures du travail chezmoi. Je copiais des pièces de procédure et je faisais la cuisine,en surveillant la malade, sous la triple menace du feu, del’étranglement et du couteau.

Enfin, cette ressource vint à manquer. Alors, me prêtant audélire de cette agitée, j’imaginais un prétexte quelconque poursortir, et je courais éperdument dans Paris, me jeter aux pieds desuns ou des autres, pour en obtenir un secours immédiat.

Ce qu’il m’a fallu manger d’humiliations, engloutir de dégoûts,les Anges pâles de la Misère en furent témoins ! Je me suislivré, tête coupée, à mes ennemis. J’ai demandé l’aumône à desêtres abjects qui se sont réjouis de me piétiner au meilleur marchépossible. J’ai tendu la main d’un mendiant à des drôles que j’avaisconspués avec justice, et que la plus effroyable nécessité mecontraignait à implorer de préférence à d’autres, parce que jecomprenais que le besoin d’un ignoble triomphe les porterait à mesatisfaire… Quelques-uns me refusaient, et, alors, mon ami, quelpuits de honte !

Je n’ai rien pu tirer, par exemple, de ce répugnant industrielque j’avais jobardement appelé naguère le gentilhomme cabaretier,lequel a fait sa fortune aux dépens des artistes pauvres dont ilachalandait sa maison, et à qui j’ai dédié, – en me submergeantd’opprobre, – l’un de mes livres – dans une accès de gratitudeimbécile pour cet éditeur providentiel, dont je ne voyais pas lahideuse exploitation. Il m’en coûta cher, tu le sais trop, de melaisser engluer par ce Mascarille, par ce bas laquais, que je vis,un jour, cracher rageusement dans un bock que l’absence de songarçon le condamnait à servir lui-même, – sans que je fusse éclairépar cet incident. Il me devait pourtant bien quelque chose,celui-là, pour avoir fait, gratuitement, pendant dix-huit mois, lejournal annexé à sa pompe à bière !

Dulaurier, devant qui je me suis humilié autant que se puissehumilier un homme, m’a congédié en me déclarant, les larmes auxyeux, qu’à la vérité il avait sur lui quelques milliers de francs,mais que cette somme étant, par grand malheur, en billets à uneéchéance lointaine, il ne pouvait en monnayer la moindre partiesans subir un onéreux escompte, dont il ne doutait pas que la seulepensée dût me paraître insupportable.

Le docteur Des Bois trouva le moyen d’être plus atroce encore.Depuis quatre ou cinq heures, je courais en vain par les ruescomblées de neige, dans un état moral à faire pleurer, – ayantlaissé Véronique brisée d’une récente crise, sans feu et sansnourriture, exténué moi-même par la faim, la nuit étant sur lepoint de tomber, et ne sachant plus que devenir. Je rencontrai DesBois dans l’escalier de sa maison, accompagnant une dame qui allaitsortir et dont la voiture stationnait précisément devant laporte.

Je priai le docteur de m’accorder une seule minute et je luiglissai dans l’oreille quelques-unes de ces paroles qui doiventatteindre l’âme où qu’elle soit, fût-ce sous un Himalayad’immondices ! Il avait déjà commencé à balbutierperplexement, lorsque la dame, qui avait fait quelques pas sous levestibule, se retournant : – Eh bien ? docteur, eh bien ?lui dit-elle en une injonction musicale qui me supprimait. -Pardon ! répondit-il aussitôt, mon cher ami, vous m’excuserez,n’est-ce pas ? et il disparut.

Cette nuit-là, je marchai dans la neige, de la place de l’Europejusqu’à Fontenay-aux-Roses, où je connaissais, par bonheur, unhomme excellent qui me secourut.

La seule, parmi les personnes dites du monde, qui m’aiteffectivement aidé, c’est la baronne de Poissy, la fameuse Mécènequi afficha, quelque temps, pour mes livres et pour mes articles,un si brûlant enthousiasme. Celle-ci, en réponse à un billet dedésespoir que j’avais porté chez elle, me fit remettre, sur leseuil de la porte, une pièce de vingt francs par sondomestique.

Georges, cette existence a duré CINQ mois. On dit la foliecontagieuse. Il faut croire que ce n’est pas bien vrai, puisquej’ai pu conserver ma raison dans cette effroyable tourmente. Lecroiras-tu ? N’ayant plus le moyen de dormir, j’ai achevé monoeuvre sur le Symbolisme ! Ce sera ton héritage.

Ah ! les heureux de la vie, qui jouissent en paix d’un beaulivre, ne songent pas assez aux souffrances, quelquefois sans nomni mesure, qu’un pauvre artiste sans salaire a pu endurer pour leurverser cette ivresse. Les chrétiens riches, qui admirent ma SainteRadegonde, par exemple, ne se doutent pas que ce livre fut écrit auchevet d’une mourante, dans une chambre sans feu, par un mendiantfamélique et désolé qui n’a pas touché un sou de droitsd’auteur !… Seigneur Jésus, ayez pitié des lampes misérablesqui se consument devant votre douloureuse FACE !

Mais l’horreur qui a dépassé toutes les autres, c’est ladernière scène du drame. L’enlèvement de notre Véronique, le voyageen fiacre et l’internement à Sainte-Anne. La malheureuse, que toutema force ne suffisait pas à contenir, poussait des cris dont mes osse souviendront, je crois, au fond de la tombe.

Laissons cela. Les forces, d’ailleurs, m’abandonnent…

J’ai passé ma vie à demander deux choses : la Gloire de Dieu oula Mort. C’est la mort qui vient. Bénie soit-elle ! il se peutque la gloire marche derrière et que mon dilemme ait étéinsensé…

Je vais être jugé tout à l’heure et non par les hommes. Mesviolences écrites qu’on m’a tant reprochées seront pesées dans uneéquitable balance avec mes facultés naturelles et les profondsdésirs de mon coeur. J’ai du moins ceci, d’avoir éperdumentconvoité la Justice et j’espère obtenir le rassasiement qui nousest assuré par la Parole sainte.

Toi, mon bien-aimé, veille sur la malheureuse Véronique aprèsque tu m’auras mis en terre… Pauvre fille !… Chers êtresdévoués, si compatissants et si doux à mon âme triste ! jevous ai chéris l’un et l’autre par-dessus toutes les créatures, etj’eusse désiré avoir mieux à offrir pour vous que le sacrificed’une vie saturée d’angoisses, que le miracle de vos deuxtendresses a seul empêché d’être insupportable.

Hâte-toi, mon Georges, hâte-toi, je crains que tu n’arrives troptard.

MARIE-JOSEPH-CAIN MARCHENOIR

Auteurs::

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