Le Désespéré

Chapitre 6

 

– Que Dieu nous soit en aide ! dit Véronique. Pourtant,cher ami, vous savez que l’Église a des promesses et qu’elle nesaurait périr.

– Je le sais comme vous le savez vous-même, c’est-à-dire par laFoi qui est « la substance des choses à espérer ». Mais l’expériencene m’a rien appris, sinon l’immense misère de tout mécréant que soninfidélité condamne à se passer d’espérance. Je suis très assuréque l’Église doit tout surmonter à la fin des fins et que rien neprévaudra contre elle, pas même la proditoire imbécillité de sesenfants, qui est, à mes yeux, son plus grand péril. J’exposerai,tant qu’on voudra, ma triste vie pour cette croyance, hors delaquelle il n’y a pour moi que ténèbres et putréfaction. Mais Ellepeut tomber, demain, dans le mépris absolu, dans l’ignorance laplus excessive. Elle peut être conspuée, fouettée, crucifiée, commeCelui dont elle se nomme l’Épouse. Il se peut que, définitivement,on lui préfère un immonde bandit, que tous ses amis prennent lafuite, qu’elle crie la soif et que personne ne lui donne à boire.Il se peut enfin qu’Elle expire, pour une configuration parfaite àson Christ, et qu’Elle soit enfermée, deux nuits et un jour, dansle mieux gardé de tous les sépulcres. Il lui resterait, alors, àfaire éclater, dans une apothéose de résurrection, les chaînes demontagne ou les assises de mauvais peuples qui formeraient lesparois de son dérisoire tombeau, — car Elle peut, aussi bien queDieu lui-même, qui lui conféra sa puissance, délier l’exterminationjusque dans le filet de la plus effective des morts.

Il me semble même que cette Pâque de l’Esprit saint doitparaître singulièrement prochaine à tout individu capable de penseret de voir. Ce qui s’accomplit, en la fin de siècle où nous sommes,n’est point une persécution ordinaire, – pour me servir de ce motdont la rhétorique de nos lâches a tant abusé. Leverdier doit sesouvenir de ce que j’ai tenté, au moment des expulsions, pour leurinspirer un peu de courage. J’ai couru huit jours dans toutes lesmaisons religieuses menacées par les décrets et bondées degrotesques pleutres attendant avec constance, – la palme du martyreen main, – l’occasion légale de mitrailler, de leurs inoffensivesprotestations, le commissaire de police, qui les congédiait sanscolère, de l’extrémité de sa botte dioclétienne. J’ai tâchéstupidement de faire entrer de viriles résolutions dans leursviscères de crétins. Je leur ai démontré vingt fois l’évidenteinsolidité de ce gouvernement de fripouilles sans énergie, que larésistance armée de quelques audacieux aurait culbuté. Je leur aidit, – Dieu sait avec quels accents ! – que c’était l’instantou jamais de se racheter d’avoir été si longtemps, si onéreusement,renégats ou tièdes ; que l’honneur, la raison, la strictejustice, la charité même vociféraient d’une seule voix, pour qu’ilscourussent aux armes, parce que c’était vraisemblablement ladernière fois qu’ils le pourraient faire !…

J’ai trouvé des âmes de torchons graisseux qui m’ont exhibé laconsultation d’un avocat, dont ils avaient été prendre l’avispendant qu’on violait leur mère. Ils m’ont accusé d’être un fou desplus dangereux. L’un d’eux insinua que je pouvais bien être unprovocateur envoyé par la police. — Monsieur, lui ai-je dit, jevous conseille de numéroter vos chicots, car je vous préviens quej’ai la calotte facile. Ce chien de procession eut la présenced’esprit de se rendre invisible instantanément, et tel fut, entotalité, le résultat de mes efforts. Il serait donc au moinsridicule de prononcer le mot de persécution à propos de cetteclique de fluents cafards qui s’en vont fêter, en sortant de laSainte Table, les mamelles pourries de la Légalité, et quilivreraient aux plus noirs cochons leur propre femme, leur plusjeune soeur et jusqu’au Corps sacré du Dieu vivant pour conserverl’intégrité de leur peau ou de leurs écus !

 

Néanmoins, on peut dire que l’Église est opprimée de la façon laplus inouïe, puisque les enfants qu’elle allaita la déshonorent,pendant que les étrangers l’assomment, et qu’ainsi elle n’a plusune âme pour la réconforter ou pour la plaindre. C’est l’angoissede Gethsémani, c’est la déréliction suprême ! — « L’assembléedes fidèles » — dit le catéchisme. Je sais, parbleu ! que c’estlà l’Église. Mais combien sont-ils, les vrais fidèles ?Quelques centaines, tout au plus, de quoi faire à peine unimperceptible groupe de pauvres gens héroïques et humbleséparpillés aux plus distantes encognures de l’univers, où ilsattendent, en pleurant, qu’il plaise au Père, qui est dans lescieux, d’inaugurer enfin son Règne, espéré depuis dix-huitsiècles.

 

L’Église est écrouée dans un hôpital de folles, chuchota tout àcoup l’étrange visionnaire, pour sa peine d’avoir épousé unmendiant en croix qui s’appelait Jésus-Christ. Elle endured’irrévélables tourments dans des voisinages à épouvanter lesdémons. Les docteurs, qui se sont chargés de veiller sur elle etqui déclarent ne prétendre que son plus grand bien, sont pleins desourires et pleins de pitié, quand on leur parle de sa guérison »Pauvre fille, disent-ils, que deviendrait-elle sans nous ? » —Et le mendiant qu’elle avait rêvé de faire adorer est, au loin,déchiqueté par les mauvais aigles et les bons corbeaux sur songibet solitaire !…

 

En vertu d’une certaine conformité mystérieuse qui unissait cesdeux êtres, Véronique était devenue aussi extraordinaire par sonattention que Marchenoir par ses paroles. De ses grands yeux enrognure de septième ciel, deux larmes pesantes avaient jailli,roulant avec lenteur sur ses joues pâles ; ses mains, appuyéesd’abord sur la table, avaient fini par se joindre et, maintenant,elle avait l’air d’implorer silencieusement l’esprit invisible quilui semblait, sans aucun doute, inspirer son maître.

 

Sa physionomie était si étonnante que Leverdier, déjà trèsfrappé lui-même des derniers mots qu’il venait d’entendre, ne puts’empêcher de la faire remarquer à Marchenoir. — Regarde,murmura-t-il.

 

L’interrompu reploya les ailes de son lyrisme et la regarda.

 

— Qu’avez-vous, ma Véronique ? lui demanda-t-il, assezému.

 

— Mais… , je n’ai rien, mon ami, répondit-elle, en tressaillant.Je vous écoute, sans trop vous comprendre. Vos paroles sont vraies,je pense, mais si terribles ! En vérité, j’ai cru, un instant,qu’un autre parlait à votre place. Je ne reconnais plus votre voixni même vos pensées.

– Est-ce donc là ce qui vous faisait pleurer, monattristée ? Toi-même, Georges, tu sembles troublé. Est-ilpossible que j’ai dit des choses si étranges ?

– Il est vrai, dit celui-ci, que ta dernière phrase sur l’Églisem’a un peu surpris, peut-être par vertu réflexe de l’émotion denotre amie. Mais ta voix, encore plus que tes paroles, étaitinouïe. C’était à supposer que tu voyais, je ne sais quoi…

– Je vois très clairement, reprit alors Marchenoir, le malhorrible de ce monde exproprié de la foi chrétienne, et je ne meconnais pas d’autres pensées, quels que puissent être les mots quime servent à exprimer celle-ci, que je porte comme un couteau dansla gaine de ma poitrine. C’est une passion si vraie, si poignante,que je finirai par devenir incapable de fixer mon attention surn’importe quel autre objet. Mais cet incident me remet dansl’esprit que je ne vous ai pas encore complètement répondu,Véronique. Je vous ai fait remarquer la révoltante coalition deschrétiens et de leurs adversaires, toutes les fois qu’il s’agit decombattre l’ennemi commun, c’est-à-dire un homme tel que moi,téméraire à force d’amour et véridique sans peur. Puis, j’ai parléde Louis Veuillot et de l’infortune de l’Église. Choses connexes.Laissons tout cela.

On vous a dit, n’est-ce pas ? que mes violences écritesoffensaient la charité. Je n’ai qu’un mot à répondre à votrethéologien. C’est que la Justice et la Miséricorde sont identiqueset consubstantielles dans leur absolu. Voilà ce que ne veulententendre ni les sentimentaux ni les fanatiques. Une doctrine quipropose l’Amour de Dieu pour fin suprême, a surtout besoin d’êtrevirile, sous peine de sanctionner toutes les illusions del’amour-propre ou de l’amour charnel. Il est trop faciled’émasculer les âmes en ne leur enseignant que le précepte dechérir ses frères, au mépris de tous les autres préceptes qu’onleur cacherait. On obtient, de la sorte, une religion mollasse etpoisseuse, plus redoutable par ses effets que le nihilismemême.

Or, l’Évangile a des menaces et des conclusions terribles.Jésus, en vingt endroits, lance l’anathème, non sur des choses,mais sur des hommes qu’il désigne avec une effrayante précision. Iln’en donne pas moins sa vie pour tous, mais après nous avoir laisséla consigne de parler « sur les toits », comme il a parlé lui-même.C’est l’unique modèle et les chrétiens n’ont pas mieux à faire quede pratiquer ses exemples. Que penseriez-vous de la charité d’unhomme qui laisserait empoisonner ses frères, de peur de ruiner, enles avertissant, la considération de l’empoisonneur ? Moi, jedis qu’à ce point de vue la charité consiste à vociférer et que levéritable amour doit être implacable. Mais cela suppose unevirilité, si défunte aujourd’hui, qu’on ne peut même plus prononcerson nom sans attenter à la pudeur…

Je n’ai pas qualité pour juger, dit-on, ni pour punir. Dois-jeinférer de ce bas sophisme, dont je connais la perfidie, que jen’ai pas même qualité pour voir, et qu’il m’est interdit de leverle bras sur cet incendiaire qui, plein de confiance en mafraternelle inertie, va, sous mes yeux, allumer la mine quidétruira toute une cité ? Si les chrétiens n’avaient pas tantécouté les leçons de leurs ennemis mortels, ils sauraient que rienn’est plus juste que la miséricorde, parce que rien n’est plusmiséricordieux que la justice, et leurs pensées s’ajusteraient àces notions élémentaires.

Le Christ a déclaré « bienheureux » ceux qui sont affamés etassoiffés de justice, et le monde, qui veut s’amuser, mais quidéteste la Béatitude, a rejeté cette affirmation. Qui donc parlerapour les muets, pour les opprimés et les faibles, si ceux-là setaisent, qui furent investis de la Parole ? L’écrivain qui n’apas en vue la Justice est un détrousseur de pauvres aussi cruel quele riche à qui Dieu ferme son Paradis. Ils dilapident l’un etl’autre leur dépôt et sont comptables, au même titre. desdésertions de l’espérance. Je ne veux pas de cette couronne decharbons ardents sur ma tête, et depuis longtemps déjà j’ai prismon parti.

Nous mourrons-peut-être de faim, ma Véronique, et ce sera bienfait, sans doute, puisque tout le monde, excepté vous et Leverdier,me condamnera. Coûte que coûte, je garderai la virginité de montémoignage, en me préservant du crime de laisser inactive aucunedes énergies que Dieu m’a données. Ironie, injures. défis,imprécations, réprobations, malédictions, lyrisme de fange ou deflammes, tout me sera bon de ce qui pourra rendre offensive macolère !… Quel moyen me resterait-il autrement de n’être pasle dernier des hommes ? Le juge n’a qu’une manière de tomberau-dessous de son criminel, c’est de devenir prévaricateur, et toutécrivain véritable est certainement un juge.

Quelques-uns m’ont dit : A quoi bon ? le monde est enagonie et rien ne le touche plus. Peut-être. Mais, au fond dudésert, il faudrait, quand même, rendre témoignage, ne fût-ce quepour l’honneur de la Vérité et pour l’édification des fauves, commefaisaient, autrefois, les anachorètes solitaires. Est-il croyable,d’ailleurs, qu’une telle opulence de rage m’ait été octroyée pourrien ? Certaines paroles du Livre sacré sont bien étranges…Qui sait, après tout, si la forme la plus active de l’adorationn’est pas le blasphème par amour qui serait la prière del’abandonné ?… Je vivrai donc sur ma vocation jusqu’à ce quej’en meure, dans quelque orgie de misère. Je serai Marchenoir lecontemplateur, le vociférateur et le désespéré, — joyeux d’écumeret satisfait de déplaire, mais difficilement intimidable et broyantvolontiers les doigts qui tenteraient de le bâillonner.

– Pauvre cher ami, pauvre âme douloureuse ! dit la mutiléeà demi voix, comme se parlant à elle-même, pourquoi ce fardeau survos épaules ? Elle le regarda avec une tendresse si pure, siprofonde que ce bourreau sentit qu’il allait pleurer et se mit àparler de diverses choses. Le dîner s’acheva presque joyeusement.Véronique servit un café divin et l’inévitable littérature fit sarentrée. Marchenoir, très en verve, éructa de cocasses apophtegmeset d’inexpiables similitudes qui firent éclater de rire le bonLeverdier. Vers minuit enfin, on se sépara dans l’effusion d’uneallégresse attendrie que ces trois coeurs souffrants neconnaissaient guère et qu’ils étaient probablement condamnés à neplus jamais ressentir.

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