Le Désespéré

Chapitre 7

 

C’était l’heure où la pire brute, assouvie de son repos, sort deses antres et coule à pleines rues dans tout Paris. La besogneusepécore aux millions de pieds, coureuse d’argent ou de luxure,mugissait aux alentours, dans cet excentrique quartier. Leprolétaire souverain, à la gueule de bois, s’élançait de son chenilvers d’hypothétiques ateliers ; l’employé subalterne moinsauguste, mais de gréement plus correct, filait avec exactitude surd’imbéciles administrations ; les gens d’affaires, l’âmecrottée de la veille et de l’avant-veille, couraient, sansablutions, à de nouveaux tripotages : l’armée des petites ouvrièresdéambulait à la conquête du monde, la tête vide, le teint chimique,l’oeil poché des douteuses nuits, brimbalant avec fierté de cetarrière-train autoclave, où s’accomplissent, comme dans leur vraicerveau, les rudimentaires opérations de leur intellect. Toute lavermine parisienne grouillait en puant et déferlait, dans laclameur horrible des bas négoces du trottoir ou de la chaussée. Quidonc se fût avisé de soupçonner là, derrière une de ces muraillesde rapport dont s’éloigne en gémissant l’ange à pans coupés del’architecture, une mystique véritable, une Thaïs repentie, unefurie de miséricorde et de prière, comme il ne s’en voit plusdepuis des siècles ? Et qui donc, l’apprenant, n’aurait paséclaté de ce rire de graisse qui déculotte les peuples sages, venusà point pour être fustigés ?

L’action qu’elle venait d’accomplir, cette simple chrétienne,était aussi parfaitement inintelligible pour ses contemporains quepourrait l’être la Transfiguration du Seigneur aux yeux d’unhippopotame vaquant à son bourbier. Une si haute températured’enthousiasme répugne invinciblement à la fuyante queue demaquereau de cette fin de siècle. Jamais, sans doute, dans aucunesociété, l’héroïsme ne fut aussi généralement cocufié par la naturehumaine, depuis six mille ans que ce rare pèlerin d’amour est forcéde concubiner avec elle.

Le christianisme, quand il en reste, n’est qu’une surenchère debêtise ou de lâcheté. On ne vend même plus Jésus-Christ, on lebazarde, et les pleutres enfants de l’Église se tiennent humblementà la porte de la Synagogue, pour mendier un petit bout de la cordede Judas qu’on leur décerne, enfin, de guerre lasse, avecaccompagnement d’un nombre infini de coups de souliers.

Si la pauvre fille avait dû être jugée, ce n’est, assurément, nipar les hérétiques ni par les athées qu’elle eût été le plusrigoureusement condamnée. Ceux-là se fussent contentés de lagratifier, en passant, de quelques pelletées d’ordures. Mais lescatholiques l’eussent dépecée pour en engraisser leurs cochons, —aucune chose, à l’exception du génie, n’étant aussi férocementdétestée que l’héroïsme, par les titulaires actuels de la plushéroïque des doctrines.

Ce qu’ils nomment vie spirituelle, par un étrange abus dudictionnaire, est un programme d’études fort compliqué etdiligemment enchevêtré par de spéciaux marchands de soupeascétique, en vue de concourir à l’abolition de la nature humaine.La devise culminante des maîtres et et répétiteurs paraît être lemot discrétion, comme dans les agences matrimoniales. Toute action,toute pensée non prévue par le programme, c’est-à-dire touteimpulsion naturelle et spontanée, quelque magnanime qu’elle soit,est regardée comme indiscrète et pouvant entraîner une réprobatriceradiation.

Donner son porte-monnaie à un homme expirant d’inanition, parexemple, ou se jeter à l’eau pour sauver un pauvre diable, sansavoir, auparavant, consulté son directeur et fait, au moins, uneretraite de neuf jours, telles sont les plus dangereusesindiscrétions que puisse inspirer l’orgueil. Le scrupule dévot, àlui seul, exigerait une seconde Rédemption.

Les catholiques modernes, monstrueusement engendrés de Manrèzeet de Port-Royal, sont devenus, en France, un groupe si fétide que,par comparaison, la mofette maçonnique ou anticléricale donnepresque la sensation d’une paradisiaque buée de parfums, et Dieusait pourtant que, de ce côté-là, les intelligences et les coeursn’ont plus grand’chose à recevoir, maintenant, pour leur porcineréintégration, de l’animale Circé matérialiste.

Il est vrai qu’on n’a pas encore abattu toutes les croix, niremplacé les cérémonies du culte par des spectacles antiques deprostitution. On n’a pas non plus tout à fait installé des latrineset des urinoirs publics dans les cathédrales transformées entripots ou en salles de café-concert. Évidemment, on ne traîne pasassez de prêtres dans les ruisseaux, on ne confie pas assez dejeunes religieuses à la sollicitude maternelle des patronnes delupanars de barrière. On ne pourrit pas assez tôt l’enfance, onn’assomme pas un assez grand nombre de pauvres, on ne se sert pasencore assez du visage paternel comme d’un crachoir ou d’undécrottoir… Sans doute. Mais toutes ces choses sont sur nous etpeuvent déjà être considérées comme venues, puisqu’elles arriventcomme la marée et que rien n’est capable de les endiguer.

Le mal est plus universel et paraît plus grand, à cette heure,qu’il ne fut jamais, parce que, jamais encore, la civilisationn’avait pendu si près de terre, les âmes n’avaient été si avilies,ni le bras des maîtres si débile. Il va devenir plus grand encore.La République des Vaincus n’a pas mis bas toute sa ventrée demalédiction.

Nous descendons spiralement, depuis quinze années, dans unvortex d’infamie, et notre descente s’accélère jusqu’à perdre larespiration. Nous allons maintenant, comme la tempête, sans aucunechance de retour, et chaque heure nous fait un peu plus bêtes, unpeu plus lâches, un peu plus abominables devant le Seigneur Dieu,qui nous regarde des enfoncements du ciel !…

Joseph de Maistre disait, il y a plus d’un siècle, que l’hommeest trop méchant pour mériter d’être libre.

Ce Voyant était un contemporain de la Révolution dont ilcontemplait, en prophète, la grandiose horreur, et il lui parlaitface à face.

Il mourut dans l’épouvante et le mépris de ce colloque, enprononçant l’oraison funèbre de l’Europe civilisée.

Il n’aurait donc rien de plus à dire aujourd’hui, et les finalesporcheries de notre dernière enfance n’ajouteraient absolument rienà la terrifiante sécurité de son diagnostic.

Eh bien ! quand toutes les menaces de la crapuleantireligieuse auront enfin crevé sur nous, comme les nuées d’unsale déluge, quand la société soi-disant chrétienne,irréparablement désagrégée, s’en ira, comme une flotte d’épavesnidoreuses, sur le liquide phosphoré qui aura submergé la terre,que sera-ce auprès du monstre déjà formé, dont la raisons’épouvante, et qui règne en accroupi despote sur le stérile fumierde nos coeurs ?

Il n’y a que deux sortes d’immondices : les immondices des bêteset les immondices des esprits.

Or, c’est une puanteur bien subalterne que la bouerévolutionnaire et anticléricale. Elle est fabuleusement surannéeet plus vieille encore que le christianisme. Elle coule des partiesbasses de l’humanité depuis soixante siècles et a usé des pelles etdes balais, à payer la rançon d’un roi de vidangeurs.

C’est un inconvénient de ce triste monde, une simple affaire devoirie et d’assainissement pour les diligentes autorités qui ont àcoeur la santé publique. Il faut que la brute suive sa loi et lemal est à peu près nul aussi longtemps que ces autorités nedécampent pas. Et, même alors qu’elles ont décampé, le mal se couleen persécution pour se transformer en gloire.

Les injures bestiales, les goitreux défis, les sacrilègesstupides, les idiotes atrocités de nègres échappés au bâton ettremblants d’y retourner, tout cela est peu de chose et necontamine essentiellement ni la vérité ni la justice.

Depuis le Calvaire et le Mont des Oliviers, il n’y a rien quin’ait été tenté par l’interne pourceau du coeur de l’homme, contrecette excessive magnificence de la Douleur.

L’invention n’est plus possible et les Galilée ou les Edison dela fripouillerie démocratique y perdraient leur génie. Rabâchage deséculaires rengaines, recopie sempiternelle de farcesimmémorialement décrépites, remâchement de salopes facétiesdégobillées par d’innumérables générations de gueules identiques,parodies éculées depuis deux mille ans, on n’imagine rien deplus.

Il est probable que les Juifs étaient plus forts, d’abord pouravoir été les initiateurs et, peut-être aussi parce qu’ayant àfaire souffrir l’Homme qui devait assumer toute expiation, ilssavaient des choses dont l’épaisse ignorance des blasphémateursactuels n’a même pas le soupçon.

Ce qui est vraiment épouvantable, c’est l’immondicité desesprits.

Les pieds du Christ ne peuvent pas être souillés, mais seulementsa Tête, et cette besogne d’iniquité idéale est le choixinconscient ou pervers de la multitude de ses amis.

Le Christ, ne pouvant plus donner à ceux qu’il nomma ses frèresaucun surcroît de grandeur, leur laisse au moins la majestéterrible du parfait outrage qu’ils exercent sur Lui-même. Ils’abandonne jusque-là et se laisse traîner au dépotoir.

Les catholiques déshonorent leur Dieu, comme jamais les juifs etles plus fanatiques antichrétiens ne furent capables de ledéshonorer.

L’imbécile rage des ennemis conscients de l’Église fait pitié.Le boniment légendaire des souterraines conspirations jésuitiques,romantiquement organisées par des cafards nauséeux, mais pleins degénie, peut encore agir sur le populo, mais commence à perdrecrédit partout ailleurs, ce qui étonne d’une si énorme sottise. Lescalomnies stupides ont ordinairement la vie plus dure. Déjetées,savetées, éculées, indécrottables et inépousables, ellessubsistent, immortellement juteuses.

Il est vrai que les catholiques ont pris eux-mêmes à forfaitleur propre ignominie, et voilà ce qui supplante un nombre infinide venimeuses gueules. C’est l’enfantillage voltairien d’accuserces pleutres de scélératesse. La surpassante horreur, c’est qu’ilssont MÉDIOCRES.

Un homme couvert de crimes est toujours intéressant. C’est unecible pour la Miséricorde. C’est une unité dans l’immense troupeaudes boucs pardonnables, pouvant être blanchis pour de salutairesimmolations.

Il fait partie intégrante de la matière rachetable, pourlaquelle il est enseigné que le Fils de Dieu souffrit la mort. Bienloin de rompre le plan divin il le démontre, au contraire, et levérifie expérimentalement par l’ostentation de son effroyablemisère.

Mais l’innocent médiocre renverse tout.

Il avait été prévu, sans doute, mais tout juste, comme la piretorture de la Passion, comme la plus insupportable des agonies duCalvaire.

Celui-là soufflette le Christ d’une façon si suprême et raturesi absolument la divinité du Sacrifice qu’il est impossible deconcevoir une plus belle preuve du Christianisme que le miracle desa durée, en dépit de la monstrueuse inanité du plus grand nombrede ses fidèles !

Ah ! on comprend l’épouvante, la fuite éperdue du XIXesiècle, devant la Face ridicule du Dieu qu’on lui offre et oncomprend aussi sa fureur !

Il est bien bas, pourtant, ce voyou de siècle, et n’a guère ledroit de se montrer difficile ! Mais, précisément parce qu’ilest ignoble, il faudrait que l’ostensoir de la Foi fût archisublimeet fulgurât comme un soleil…

Veut-on savoir comme il fulgure ? Voici.

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