Le Désespéré

Chapitre 15

 

Il avait peu de consolation à espérer des chrétiens laïques. Ilssont faits à l’image de leurs pasteurs et c’est tout ce qu’on enpeut dire. Ici, comme là, l’innocence est presque toujoursimbécile, hélas ! quand elle n’est pas faisandée.

Les hardiesses viriles de sa foi et les indignations tropéloquentes de sa probité religieuse révoltèrent, au début, celanigère troupeau qui s’en va paissant, sous des houlettesparoissiales, au mugissement automatique des petites cataractesdominicaines. D’ailleurs, il était pauvre et, par conséquent,élagable… Il vécut seul, dans le voisinage d’un unique ami, à peinemoins indigent, qui le sauva de la mort quinze ou vingt fois.

Les dix années antérieures à sa conversion avaient été faites àla ressemblance de toutes les années d’adolescent pauvre, niais,timide, ambitieux, mélancolique, misanthropique, épiphonémique etbrutal. Mais il avait apporté de sa province, en excédent de cecommun bagage, le particulier viatique d’impuissance que j’ai ditplus haut. Ce sempiternel rêveur ne pouvait voir les choses tellesqu’elles étaient et il n’y eut peut-être jamais un homme d’aussipeu de ressource et moins ambidextre pour s’emparer du toupet del’occasion.

Son auge unique, l’emploi de copiste qui avait été le prétexteet le moyen de son embauchage pour la lutte parisienne, à laquelleil était si merveilleusement impropre, il le perdit au bout dequelques mois. Son chef de bureau, vieillard adipeux et favorable,mais plein de principes et sans faiblesse, lui révéla, un jour, quel’administration ne le payait pas pour ne rien faire et le mittranquillement à la porte, avec une dignité incroyable.

Ce fut la misère classique et archiconnue, tant de fois exploréeet décrite. Le pauvre garçon n’était bon absolument à rien. Ilétait de ces fruits sauvages, d’une âpreté terrible, que la cuissonmême n’édulcore pas et qui ont besoin de mûrir longtemps « sur lapaille », ainsi que Balzac l’a judicieusement observé dans son âgemûr.

Il a fait plus tard ce calcul basé sur d’approximativesdéfalcations qu’il avait passé, alors, huit années entières surdix, sans prendre aucune nourriture ni porter aucune sorte devêtement !…

Successivement évincé de toutes les industries et de tous lestrucs suggérés par l’ambition de subsister, il se vit réduit àcondescendre aux plus linéamentaires expédients. Ramasseur diurneet noctambule investigateur, il s’acharna faméliquement à larecherche de tout ce qui peut être glané ou picoré, dans les mornessteppes de l’égoïsme universel, par le besoin le plus fléchisseur,en vue d’apaiser l’intestinale vocifération.

Forcé d’ajourner indéfiniment son éclosion littéraire, ilenfouit sa précieuse tête sous les décombres de ses illusions ets’en alla se ronger le coeur dans les carrefours de l’indifférence.— Cette époque de ténèbres a été le Moyen Age de mon ère,disait-il, au lendemain de sa renaissance chrétienne.

Les lettres, il est vrai, n’y perdaient pas grand-chose. Cetesprit noué comme un cep, condamné à se chercher et à s’attendrebien longtemps, ne devait se développer, littérairement, que forttard, sous un arrosage emphytéotique de pleurs.

Les bibliothèques publiques étant devenues pour lui l’habituelrefuge, il y connut cet ami déjà mentionné, le seul qu’il aitjamais eu. C’était un doux maniaque d’histoire ecclésiastique et demonographies pontificales, âme sereine et peu croyante, en toutl’opposé de Marchenoir.

Privé de fortune, comme il convient aux lapicides del’érudition, ce documentaire vivait besogneusement d’un grisâtrebulletin bibliographique dans une grande revue. A ce titre, ilvoyait passer chez lui le torrent des livres lancés sur le mondepar la sottise ou la vanité contemporaines.

Providentiellement, il y avait menace de déluge, vers le tempsoù il commença de s’intéresser à ce vagabond, qui avait l’air demarcher dans une gloire de misères et dont la physionomiedouloureuse lui parut extraordinaire.

Un jour donc, ému de compassion, il le fit dîner et l’emmenachez lui, pour qu’il le débarrassât, disait-il, de ce monceau debrochures dont la vente seule pouvait être utile. C’est à dater dece bienheureux instant que Marchenoir s’élança dans la carrièreenviée d’ami du critique, la seule que, durant une assez longuepériode, on l’ait vu exercer avec avantage.

Mais, surtout, il eut un ami, enfin ! « Un ami fidèle,medicamentum vitoe et immortalitatis », prononce mystérieusement leSaint Livre, — comme si la véritable amitié pesait les milliards demondes qu’il faut pour contre-balancer la miette de paintranssubstantiée que ces expressions rappellent !

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