Le Désespéré

Chapitre 2

 

Marchenoir sortit de la gare de Paris, au point du jour, sonléger bagage à la main. Il avait besoin de marcher, de se piétinerlui-même sur les pavés et le bitume de cette ville de damnation, oùchaque rue lui rappelait une escale du pèlerinage aux enfers quiavait été sa vie.

Il sentit, avec toute la vigueur renouvelée de ses facultésimpressionnelles, le despotisme de cette patrie. Il faut avoir vécupar l’âme et par l’esprit dans cet ombilic de l’intellectualitéhumaine, y avoir écorché vives ses illusions et ses espérances, etensuite avoir trouvé le moyen de garder un tronçon de coeur, pourcomprendre la volupté d’inhalation de cette atmosphère empoisonnéepar deux millions de poitrines, après une absence un peu prolongée.L’homme, naturellement esclave, se rebaigne, alors, avec délices,dans le cloaque cent fois maudit et relèche, avec unattendrissement canin, les semelles cloutées qui se posèrent sisouvent sur sa figure…

Marchenoir méprisait, haïssait Paris, et cependant il neconcevait habitable aucune autre ville terrestre. C’est quel’indifférence de la multitude est un désert plus sûr que le désertmême, pour ces coeurs altiers qu’offense la salissante sympathiedes médiocres. Puis, sa double vie affective et intellectuelleavait réellement débuté dans ces amas d’épluchures, où des chiens,— probablement crevés, aujourd’hui, — s’étaient étonnés, naguères,de le voir picorer sa subsistance. Sa genèse morale avait commencéau milieu de ces balayeurs matutinaux et de ces voituresmaraîchères qui descendent en furie vers les Halles, pour arriver àl’ouverture de la grande Gueule. Autrefois, quand s’achevait une deces transperçantes nuits qui paraissaient avoir trois cent soixanteheures au vagabond sans linge et sans asile, il se souvenait,maintenant, d’avoir espéré, quand même, et d’avoir dilaté son rêveimprécis dans le frisson de semblables aurores.

Ici, sur ce banc du boulevard Saint-Germain, devant Cluny, ils’était assis, une fois, au petit jour, il y avait bien vingtans ! Il n’avait plus la force de marcher et, d’ailleurs, ilétait arrivé, n’allant nulle part. Il assignait le soleil àcomparaître, ne fût-ce que par pitié, et faisait semblant de ne pasdormir pour échapper à la sollicitude des argousins, lorsqu’un êtreplus triste encore était venu s’asseoir à côté de lui. C’était unefille errante, épuisée d’une recherche vaine et sur le point derentrer. La physionomie du noctambule avait remué, par quelqueendroit, le déplorable coeur sans tige de cette flétrie, qui voulutsavoir ce qu’il était et ce qu’il faisait là.

– Pauvre monsieur, lui dit-elle, venez chez moi, je ne suisqu’une malheureuse, mais je peux bien vous donner mon lit pourquelques heures ; je couche avec tout le monde pour del’argent, c’est vrai, mais je ne suis pas une dégoûtante et je neveux pas vous laisser sur ce banc.

Ces amours de fange et de misère avaient duré une demi-journéeet il n’avait jamais pu revoir sa samaritaine. C’était un dessouvenirs qui attendrissaient le plus Marchenoir.

De Cluny à l’Observatoire, en remontant le boulevardSaint-Michel, il retrouvait ainsi, à chaque pas, d’indélébilesimpressions, car c’était ce quartier qu’il avait le plus souventparcouru dans les sinistres croisières nocturnes de sonadolescence. Quand il fut arrivé au carrefour et presque à l’entréede la rue Denfert-Rochereau, où demeurait Leverdier, qu’il avait,non sans combat, résolu de voir tout d’abord, avant de rentrer chezlui, – une palpitation le secoua en apercevant le restaurant banal,théâtre de sa première rencontre avec la Ventouse, devenue, parlui, cette sublime Véronique essuyant la Face du Sauveur. Il fut, àl’instant, ressaisi de tout son trouble et d’une crainte plusgrande de l’inconnu. Son ami lui parut un homme infinimentredoutable qui allait prononcer de définitives choses et il montason escalier avec tremblement.

Après les premiers cris et la première étreinte, ces deux êtressi singuliers, chacun en son genre, s’assirent l’un en face del’autre, les mains dans les mains, haletants, pantelants,larmoyants, bégayants : – Mon cher ami ! – Mon bonGeorges ! – tous deux, déjà ! sentant monter, du fondmême de leur joie l’impossibilité de l’exprimer, – comme si lesbourgeois avaient raison et qu’il existât une jalouse prohibitionde l’infini contre tous les sentiments absolus !

– Mais j’y pense, cria Leverdier, en se levant avecprécipitation, tu dois avoir besoin de prendre quelque chose, jeviens justement de faire du café et je possède d’excellentgenièvre. Tu vas être servi à l’instant.

Marchenoir, silencieux, frémissant, n’osant interroger,remarquait que le nom de Véronique n’avait pas encore été prononcé.Il observait aussi que l’empressement de son ami était quelque peufébrile et tumultueux et qu’en somme il aurait fallu dix fois moinsde temps pour servir la plus grande tasse du meilleur café de laterre.

Tout à coup, il alla vers lui et, lui posant ses deux mains, surles épaules : – Georges, dit-il, il y a quelque chose, je veux lesavoir.

Leverdier avait à peu près son âge. C’était un de ces nègresblonds, lavés au safran des étoiles et frottés d’un pastel sang,qui plaisent aux femmes beaucoup plus qu’aux hommes, ordinairementmieux armés contre les surprises de la face humaine. Le traitdominant de sa vibratile physionomie était les yeux, comme chezMarchenoir. Mais, au contraire de ces clairs miroirs d’extase,allumables seulement au foyer de quelque émotion profonde, lessiens étaient perpétuellement dardants et perscrutateurs, commeceux d’un pygargue en chasse ou d’un loup-cervier. Nul éclair deférocité, pourtant. De toute cette figure transsudait, aucontraire, une bonté joyeuse et active, dont l’expression valait unmiracle, et l’intensité même de son regard était un simple effet dela merveilleuse attention de son coeur. A peine une vague ironierelevait-elle, parfois, la commissure et remontait plisser le coinde l’oeil droit. Visiblement, la palette de cette âme était augrand complet, à l’exception d’une seule couleur, le noir, dont undéluge de ténèbres n’aurait pu réparer l’absence. Cet homme avaitévidemment reçu pour vocation d’être le grand public consolateur, àlui tout seul, et pour l’unique virtuose qui pût se passerd’applaudissements vulgaires.

Le contraste était saisissant quand on les voyait ensemble,chacun d’eux paraissant avoir précisément tout ce qui manquait àl’autre. De taille moyenne tous deux, Marchenoir offrait l’aspectd’un molosse dont l’approche était à faire trembler, mais que lepremier élan de sa colère pouvait porter dans un gouffre, s’ilmanquait sa proie. Leverdier, au contraire, frêle d’apparence, maislégèrement félin sous le cimier de ses cheveux crépus, et trempé,depuis son enfance, dans toutes les pratiques du sport, avait desressources d’art qui en eussent fait un voltigeur auxiliaire desplus à craindre pour l’ennemi commun, si on se fût avisé de lesattaquer. Et on devinait qu’il devait en être ainsi de leurcoalition morale.

Le pauvre lynx, se voyant happé, essaya d’abord de baisser lesyeux, mais aussitôt, sa loyale et vaillante âme les lui fit ouvriret les deux intimes plongèrent ainsi, l’un dans l’autre, quelquessecondes.

– Eh bien, oui ! répondit-il nerveusement, il y a unechose… sans nom. Tu as écrit une lettre insensée à Véronique et lapauvre fille s’est défigurée pour te dégoûter d’elle.

À cet énoncé inouï, Marchenoir tourna sur lui-même et,s’éloignant obliquement, à la façon d’un aliéné, les deux brascroisés sur sa tête, se mit à exhaler des rauquements horribles quin’étaient ni des sanglots ni des cris. Il sortit de lui des ondesde douleur, qui s’épandirent par la chambre et vinrent peser commeune montagne sur le tremblant Leverdier. Transpercé de compassion,mais impuissant, cet ami véritable se courba, et s’appuya le visagesur le marbre de la cheminée pour cacher ses pleurs.

Cette scène dura près d’un quart d’heure. Alors les gémissementsénormes s’arrêtèrent. Marchenoir s’approcha de la table et, prenantla bouteille de gin, remplit la moitié d’un verre qu’il vida d’untrait.

– Georges, dit-il ensuite, d’une voix extraordinairement douce,essuie tes yeux et donne-moi du café… Très bien… Assieds-toi ici,maintenant, et raconte par le menu. Désormais, je peux toutentendre.

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