Le Désespéré

Chapitre 5

 

Le désespéré passait une partie de ses nuits à la chapelle, dansla tribune des étrangers. L’office de nuit des Chartreux, qu’ilsuivait avec intelligence, calmait un peu ses élancements. CetOffice célèbre, que peu de visiteurs ont le courage d’écouterjusqu’à la fin, et qui dure quelquefois plus de trois heures, nelui paraissait jamais assez long.

Il lui semblait alors reprendre le fil d’une sorte de viesupérieure que son horrible existence actuelle aurait interrompuepour un temps indéterminé. Autrement, pourquoi et comment cestressaillements intérieurs, ces ravissements, ces envols de l’âme,ces pleurs brûlants, toutes les fois qu’un éclair de beautéarrivait sur lui de n’importe quel point de l’espace idéal ou del’espace sensible ?

Il fallait bien, après tout, qu’il y eût quelque chose de vraidans l’éternelle rengaine platonique d’un exil terrestre. Cetteidée lui revenait, sans cesse, d’une prison atroce dans laquelle onl’eût enfermé pour quelque crime inconnu et le ridicule littéraired’une image aussi éculée n’en surmontait pas l’obsession. Illaissait flotter cette rêverie sur les vagues de louanges quimontaient du choeur vers lui, comme une marée de résignation. Ils’efforçait d’unir son âme triste à l’âme joyeuse de ceshymnologues perpétuels.

La contemplation est la fin dernière de l’âme humaine, mais elleest très spécialement et, par excellence, la fin de la viesolitaire. Ce mot de contemplation, avili comme tant d’autreschoses en ce siècle, n’a plus guère de sens en dehors du cloître.Qui donc, si ce n’est un moine, a lu ou voudrait lire, aujourd’hui,le profond traité De la Contemplation de Denys le Chartreux,surnommé le Docteur extatique ?

Ce mot, qui a une parenté des plus étroites avec le nom de Dieu,a éprouvé cette destinée bizarre de tomber dans la bouche depanthéistes tels que Victor Hugo, par exemple, — et cela fait undrôle de spectacle pour la pensée, d’assister à l’agenouillementd’un poète devant une pincée d’excréments, que son lyrisme insensélui fait un commandement d’adorer et de servir pour obtenir, par cemoyen, la vie éternelle !

A une distance infinie des contemplateurs corpusculairessemblables à celui qui vient d’être nommé, et qui ont une notion deDieu adéquate à la sensation de quelque myriapode fantastique surla pulpe mollasse de leur cerveau, il existe donc dans l’Église descontemplatifs par état ; ce sont les religieux qui fontprofession de tendre, d’une manière plus exclusive et par desmoyens plus spéciaux, à la contemplation, ce qui ne veut pas direque, dans ces communautés, tous soient élevés à la contemplation.Ils peuvent l’être tous, comme il peut se faire qu’aucun ne lesoit. Mais tous y tendent avec fureur et députent vers cet uniqueobjet leur vie tout entière.

Marchenoir se disait que ces gens-là font la plus grande chosedu monde, et que la loi du silence, chez les religieux voués à lavie contemplative, est surabondamment justifiée par cette vocationinouïe de plénipotentiaires pour toute la spiritualité de laterre.

A une certaine hauteur, dit Ernest Hello, à propos de Rusbrockl’Admirable, dont il fut le traducteur, le contemplateur ne peutplus dire ce qu’il voit, non parce que son objet fait défaut à laparole, mais parce que la parole fait défaut à son objet, et lesilence du contemplateur devient l’ombre substantielle des chosesqu’il ne dit pas… Leur parole, ajoute ce grand écrivain, est unvoyage qu’ils font par charité chez les autres hommes. Mais lesilence est leur patrie.

Au temps de la Réforme, un grand nombre de chartreuses furentsaccagées ou supprimées et beaucoup de religieux souffrirent lemartyre, tel que les calvinistes et autres artistes en torturessavaient l’administrer dans ce siècle renaissant, d’une siprodigieuse poussée esthétique.

– Pourquoi gardes-tu le silence au milieu des tourments,pourquoi ne pas nous répondre ? disaient les soldats dufarouche Chareyre qui, depuis quelques jours, faisaient endurerd’atroces douleurs au vénérable père dom Laurent, vicaire de laChartreuse de Bonnefoy.

– Parce que le silence est une des principales Règles de monordre, répondit le martyr.

Les supplices étaient une moindre angoisse que la parole, pource contemplateur dont le silence était la patrie et qui n’avait pasmême besoin de se souvenir de l’obéissance !

La nuit a de singuliers privilèges. Elle ouvre les repaires etles coeurs, elle déchaîne les instincts féroces et les passionsbasses, en même temps qu’elle dilate les âmes amoureuses del’éternelle Beauté. C’est pendant la nuit que les cieux peuventraconter la gloire de Dieu, et c’est aussi pendant la nuit que lesanges de Noël annoncèrent la plus étonnante de ses oeuvres. Deusdedit carmina in nocte. Ces paroles de Job n’affirment-elles pas àleur manière la mystérieuse symphonie des louanges nocturnes autourde la Bien-Aimée du saint Livre, si noire et si belle, dont la nuitelle-même est un symbole, suivant quelques interprètes ?

Mais ce n’est pas seulement pour louer ou pour contempler queles Chartreux veillent et chantent. C’est aussi pour intercéder etpour satisfaire, en vue de l’immense Coulpe du genre humain et enparticipation aux souffrances de Celui qui a tout assumé. »Jésus-Christ, disait Pascal, sera en agonie jusqu’à la fin dumonde ; il ne faut pas dormir pendant ce temps-là. »

Cette parole du pauvre Janséniste est sublime. Elle revenait àla mémoire de ce ramasseur de ses propres entrailles, isolé dans satribune lointaine et glacée, pendant qu’il écoutait chanter ceshommes de prière éperdus d’amour et demandant grâce pour l’univers.Il pensait qu’au même instant, sur tous les points du globe saturésdu sang du Christ, on égorgeait ou opprimait d’innombrables êtresfaits à la ressemblance du Dieu Très-Haut ; que les crimes dela chair et les crimes de la pensée, épouvantables par leurénormité et par leur nombre, faisaient, à la même minute, une rondede dix mille lieues autour de ce foyer de supplications sous lamême coupole constellée de cette longue nuit d’hiver…

L’Esprit-Saint raconte que les sept Enfants Macchabés »s’exhortaient l’un l’autre avec leur mère à mourir fortement, endisant : « Le Seigneur considérera la vérité et il sera consolé ennous, selon que Moïse le déclare dans son cantique par cetteprotestation : Et il sera consolé dans ses serviteurs. »

Ces Chartreux, morts au monde pour être des serviteurs plusfidèles, veillent et chantent avec l’Église, pour consoler, euxaussi, le Seigneur Dieu. Le Seigneur Dieu est triste jusqu’à lamort, parce que ses amis l’ont abandonné, et parce qu’il estnécessaire qu’il meure lui-même et ranime le coeur glacé de cesinfidèles. Lui, le Maître de la Colère et le Maître du Pardon, laRésurrection de tous les vivants et le Frère aîné de tous lesmorts, lui qu’Isaïe appelle l’Admirable, le Dieu fort, le Père dusiècle à venir et le Prince de la paix, — il agonise, au milieu dela nuit, dans un jardin planté d’oliviers qui n’ont plus que faire,maintenant, de pousser leurs fruits, puisque la Lampe des mondes vas’éteindre !

La détresse de ce Dieu sans consolation est une chose siterrible que les Anges qui s’appellent les colonnes des cieuxtomberaient en grappes innombrables sur la terre, si le traîtretardait un peu plus longtemps à venir. La Force des martyrs est undes noms de cet Agonisant divin et, — s’il n’y a plus d’hommes quicommandent à leur propre chair et qui crucifient leur volonté, — oùdonc est son règne, de quel siècle sera-t-il le Père, de quellepaix sera-t-il le Prince et comment le Consolateur pourrait-ilvenir ? Tous ces noms redoutables, toute cette majesté quiremplissait les prophètes et leurs prophéties, tout se précipite àla fois sur lui pour l’écraser. La Tristesse et la Peur humaines,amoureusement enlacées, font leur entrée dans le domaine de Dieu etl’antique menace de la Sueur s’accomplit enfin sur le visage dunouvel Adam, dès le début de ce festin de tortures, où il commencepar s’enivrer du meilleur vin, suivant le précepte de l’intendantdes noces de Cana.

L’ange venu du ciel peut, sans doute, le « réconforter », mais iln’appartient qu’à ses serviteurs de la terre de le consoler. C’estpour cela que les solitaires enfants de saint Bruno ne veulent riensavoir, sinon Jésus en agonie, et que leur vie est une perpétuelleoraison de l’Église universelle. La consolation du Seigneur est àce prix et la Force des martyrs défaudrait, peut-être, tout à fait,sans l’héroïsme de ces vigilants infatigables !

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