Le Désespéré

Chapitre 3

 

Leverdier chérissait Véronique à sa manière et le plusfraternellement du monde, parce qu’il voyait en elle une chose àMarchenoir. Cet être, si singulièrement organisé pour l’exclusivepassion de l’amitié, n’avait jamais eu besoin de combattre pourécarter de lui d’autres sentiments. Celui-là comblait largement savie, ayant assez d’ampleur pour s’étendre à des multitudes, si songrand artiste avait pu devenir populaire. Il avait voué une sortede reconnaissance, exaltée jusqu’au culte, à la simple créature enqui Marchenoir avait trouvé consolation et réconfort. Médiocrementouvert à cette Mystique sacrée, dont Marie-Joseph avait fait sonétude et que Véronique assumait en sa personne, il lui suffisaitque ses amis y rencontrassent leur joie ou leur aliment. Il n’endemandait pas davantage, se réjouissant ou s’affligeantsympathiquement, sans toujours comprendre, mais confessant aveccandeur l’inaptitude de son esprit.

Depuis deux ans que durait le séraphique concubinage, il s’étaitfait une compénétration très intime de ces trois âmes, vivant entreelles et séparées du reste du monde. Quoique Leverdier n’habitâtpas la rue des Fourneaux, on l’y voyait presque tous les jours. Ilavait même résolu de s’y fixer au plus prochain terme. Dans les sixdernières semaines, il avait été régulièrement prendre desnouvelles de Véronique, lire avec elle les lettres de l’absent, etil pouvait témoigner de l’uniformité parfaite de sa vie, — jusqu’aujour où cette fille de prière et d’holocauste spontané, ayant reçule message de la Grande Chartreuse, avait accompli, sans l’avertir,l’acte inouï qu’il lui fallait maintenant raconter à ce malheureuxhomme, pour lequel il aurait volontiers souffert et qui luicommandait de l’égorger.

Il raconta donc ce qu’il savait, ce qu’il avait vu ou compris.Son émotion était si grande qu’il balbutiait et sanglotait presque,ce dialecticien rapide et précis. Il pâtissait en trois personnes,comme Dieu voudrait pâtir, s’affolant et s’évanouissant de douleursous la blessure ouverte de ces deux âmes, qui ne pouvaient saignerque sur la sienne !

Quant à Marchenoir, il avait assez à faire de ne pas expirersous la barre qui le rompait, comme un vulgaire assassin qu’ils’accusait d’être. A chaque détail, il poussait un han !caverneux, en crispant ses poings, et grinçait des dents comme untétanique. Seulement, il voyait plus loin que Leverdier etconnaissait mieux sa Véronique. Il discernait, à travers la buée deson supplice, à lui, une immense beauté de martyre, que cet hommede petite foi ne pouvait apercevoir dans son plan surnaturel, et ilrencontrait ainsi un principe de consolation future dans leparoxysme même de son désespoir.

Or, voici ce qui s’était passé. Véronique avait reçu la lettre,il y avait environ huit jours. Leverdier, étant venu la voirpresque aussitôt après, l’avait trouvée, suivant son expression,noire et agitée, ayant sur son beau visage en « ciel d’automne » lesstigmates d’un récent déluge. Il n’en avait conçu aucun soupçon niaucune alarme, ayant l’habitude prise de tout rapporter d’elle auxexigences d’une hyperesthésie mystique, et sachant avec quel luxeon pleurait dans cette maison. Véronique, d’ailleurs, ne lui avaitpas parlé de la lettre. On s’était, comme toujours, entretenu deMarchenoir, en exprimant pour lui l’ordinaire voeu d’un prochainretour et d’une accalmie dans sa destinée…

Demeurée seule, la sainte se mit en prière. Ce fut une de cesimplorations sans fin ni mesure, dont la durée et la ferveurétonnaient jusqu’à Marchenoir, — l’assomption d’une flamme rigide,blanche, affilée comme un glaive, sans vacillation, sans vibrationextérieure, dans ce silence aimanté de la contemplation, quiramasse autour de lui tous les murmures et tous les frissons pourse les assimiler. Prière non formulée et intransposable sur leclavier de n’importe quel langage, dont le désir sexuel est,peut-être, un distant symbole, dégradé, mais intelligible.

La nuit tomba lentement autour de ce pilastre d’extase. QuandVéronique ne distingua plus la face pendante de son crucifix, elleraviva une petite lampe d’oraison, toujours allumée dans une coupede cristal rose, et s’agenouilla de nouveau. L’objurgationamoureuse recommença, plus enflammée, plus véhémente, plusextorsive… C’eût été un spectacle d’effroi et de pitié déchirante,de voir cette suppliante à genoux par terre, les bras en croix,deux ruisseaux de larmes coulant de ses yeux jusque sur leplancher, absolument immobile, à l’exception de sa gorge superbe,soulevée et palpitante par l’élan de son prodigieuxespoir !

Des heures s’écoulèrent ainsi, leur sonnerie lointaine venantexpirer en vain dans cette chambre immergée de dilection, où lesatomes avaient l’air de se recueillir pour ne pas troubler le grandoeuvre de la charité.

Vers le matin, elle se releva enfin, brisée, frissonnante, baisalonguement les pieds de plâtre de l’image, s’enroula dans unecouverture de laine, s’étendit sur son lit sans l’ouvrir, suivantson habitude, et s’endormit aussitôt en murmurant : – Doux Sauveur,ayez pitié de mon pauvre Joseph, comme il a eu pitié demoi !

Lorsqu’un pâle rayon de soleil vint réveiller la pénitente, sonpremier regard fut, comme toujours, pour son crucifix et sapremière pensée se traduisit par un éclat de joie.

– Ah ! monsieur Marchenoir, s’écria-t-elle, en sautant àbas de son lit, vous vous permettez d’être amoureux de Madeleine.Attendez un peu. Je vais me faire belle pour vous recevoir. Vous nesavez pas encore ce qu’une jolie femme peut inventer pour plaire àcelui qu’elle aime. Vous allez l’apprendre tout de suite.

Alors, dénouant d’un geste sa magnifique chevelure, couleur decouchant, qui lui descendait jusqu’aux genoux, et dans laquellequarante amants s’étaient baignés comme dans un fleuve de flamme oùrenaissaient leurs désirs, elle la ramassa à poignée sur sa tête,d’une seule main et, de l’autre, fit le geste de s’emparer d’unepaire de ciseaux. Puis tout à coup, se ravisant :

– Non, dit-elle, je les couperais mal, le marchand n’en voudraitpas et j’ai besoin d’argent pour l’autre chose.

Elle s’habilla rapidement, fit sa prière du matin et sortit.

Quand elle rentra, elle était tondue comme une brebis d’or, etrapportait soixante francs. L’infâme perruquier, qui l’avait volée,d’ailleurs, avait rétabli tant bien que mal, avec des bandeaux etdes étoupes, l’harmonie de sa tête, mais le massacre était évidentet horrible. Elle avait pu échapper, sous son épaisse fanchon, àl’examen des gens de la maison, mais si Leverdier allaitvenir !… Il avait de très bons yeux et il serait impossible dese cacher de lui. Il s’opposerait sûrement à ce qu’elle voulaitfaire encore. Cette crainte la mit en fuite. — Mieux vaut en finirtout de suite, pensait-elle, en redescendant comme une voleuse.

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