Le Désespéré

Chapitre 4

 

Dans la rue, ils décidèrent d’aller à pied. On était en févrieret le froid sec de la nuit commençante leur plaisait. Marcher dansParis en compagnie d’un être à qui l’on peut tout dire, est unplaisir assez rare, dévolu à quelques artistes sans gloire, dontles heures ne sont pas aisément monnayables. Ils revinrent àl’éternel objet de leurs pensées intimes, à Véronique, puisqu’onallait précisément la revoir et passer ensemble quelques heuresauprès d’elle. Ce fut Marchenoir qui commença d’en parler, Dieusait avec quelle tranquillité et quel discernement !

Certes, il était miraculeux que l’agonisant de la veille eût étécapable d’établir, en moins de trente heures, une si imprenableligne de défense entre lui-même et son propre mal ! Maisenfin, il expliquait, à peu près, le prodige. Il s’analysaitmaintenant, il se disséquait avec le plus grand soin, faisantadmirer à son ami la soudaine cicatrisation des plaies énormes, parlesquelles il avait semblé que la vie de plusieurs hommes eût dûs’enfuir, lui disant : — C’est l’admirable fille qui a fait cela,que ferai-je donc pour elle, mon Dieu ? Le lyrisme ordinairede son langage allait s’exaspérant à mesure qu’il parlait, etl’entraîné Leverdier bénissait avec transport les angoissesintolérables dont il avait payé, lui aussi, par contre-coup, cetteincompréhensible guérison.

– Vois-tu, Georges, disait l’amoureux exorcisé, ce n’est pas lechangement de ses traits qui m’a retourné le coeur, – encore unefois, je ne la trouve pas moins belle qu’avant, – c’est la vertumystérieuse de l’acte intérieur – par lequel cette immolation futdéterminée. Le préalable propos du sacrifice a suffi pour établirle courant spirituel qui vient de rapprocher un peu plus nos âmes,en refoulant tous mes sens à cinquante mille lieues de sa chair.C’est sa prière qui me sauve, sa prière seule, — qu’elle a édentéeet tondue pour la rendre pitoyable jusqu’au fond des cieux, – dansl’héroïque illusion de ne mutiler que son propre corps !…

Ils arrivèrent ainsi dans cette lointaine rue des Fourneaux, oùdes marchands de pavés procurent aux puissants rêveurs le miragedes Pyramides, dans l’aridité mélancolique de leursincommensurables chantiers.

Marchenoir habitait, non loin de ces lapicides, une maisonpresque isolée et d’aspect assez humble dont il occupait ledeuxième étage, n’ayant au-dessus de lui que deux mansardes louéespar d’impeccables employés d’omnibus, absents tout le jour et quin’y dormaient, la nuit, que quelques heures. Il aimait ce quartieret cette maison pour y avoir passé, depuis deux ans, le meilleur desa vie morale et intellectuelle. Le calme relatif de cette rue lerafraîchissait, au sortir du centre de Paris qui lui faisaitl’effet, par comparaison, du plus inhabitable d’entre les puits del’enfer.

L’appartement, formé de trois pièces et d’une cuisine, était uneespèce de gîte d’artiste comme on n’en voit guère. Il eût été fortinutile d’y chercher des faïences, des cuivres, des ferrailles, destableaux ou des médaillons curieux. Pas un seul bronze japonais,pas une aquarelle impressionniste, pas l’ombre d’un de ces vieuxbois écaillés, vermiculés et friables qui représentent de leurmieux, dans des attitudes recueillies, la dévotion craquelée desanciens âges. Le mépris de Marchenoir pour ce bric-à-brac était àpeu près sans bornes. En tout, un émail de Limoges du XVIIe siècle,souvenir de famille, offrant la vision d’un saint Pierre en robed’azur et manteau couleur d’orange, à genoux dans un paysagefraîchement lessivé, sous de grêles frondaisons en vert d’aspergeet brocart d’or, flanqué d’un coq de porcelaine blanche quichantait dans un coin de firmament du plus impénétrable outremer. Ases pieds, un livre rouge, des clefs de gomme-gutte et unegigantesque bardane en chocolat. Cette image, d’une naïvetécontestable, suffisait, telle quelle, aux appétits d’antiquaire deson possesseur.

Les meubles, en vitupérable noyer et même en sapin, acquis pièceà pièce et d’occasion dans d’infimes ventes eussent indigné unconcierge du faubourg Saint-Antoine. A cet égard le misanthropeétait absolu. — Il n’y a, disait-il, que deux sortes de tables surlesquelles un artiste puisse écrire : une table de cinquante millefrancs ou une table de cinquante sous. Mais s’il était devenumillionnaire, il aurait probablement gardé la seconde par peur dese rendre imbécile, aux dépens des pauvres, en achetant lapremière.

Les livres eux-mêmes étaient en petit nombre ; unegigantesque Bible synoptique, la plus coûteuse de ses folies,quelques tomes dépareillés de la patrologie de l’abbé Migne, unedizaine d’elzévirs grecs ou latins, un peu d’histoire, un peu deroman moderne et une cavalerie de dictionnaires en diverseslangues, tout au plus une centaine de volumes. Quand il manquaitd’un livre, il le prenait chez son ami, mieux approvisionné, ous’en allait à la Bibliothèque.

Seule, la chambre de Véronique avait un semblant de ce confortde vingtième ordre, dont s’arrangent encore les trois ou quatredouzaines des braves ouvrières favorisées du ciel, qui ont dénichéle moyen de concilier les préceptes de la vertu et les exigences deleur estomac. Dans le cas de la repentie, cette modération étaitd’autant plus extraordinaire qu’il avait fallu renoncer à tout unluxe de dissipation lucrative, dont certains chiffres connusexcitèrent autrefois l’envie d’un peuple de prostituées. Aussitôtqu’il eut été décidé qu’on vivrait ensemble au désert, Véroniqueavait accompli, sans ostentation et sans phrases, l’acte légendaired’envoyer son mobilier à la salle des ventes, retenant à peinequelques indispensables hardes, et de porter elle-même l’argent àdivers établissements de charité que lui désigna Marchenoir, — nevoulant rien garder, disait-elle, de ce qu’elle avait mangé dans lamain du Diable.

Sa chambre, où les moins minables engins de leur félicitédomestique avaient été réunis, en dépit d’elle qui se fût contentéede rien, rappelait assez les intérieurs des pieuses isbas, éclairéspar de perpétuelles lampes allumées devant les figures propices desiconostases. Une petite veilleuse, à lueur rose, était suspendue audevant du grand crucifix pâle et une autre semblable, mais un peuplus grande, teignait vaguement d’incarnat une haïssablereproduction lithographique de la Sainte Face telle qu’on lavénérait chez M. Dupont, « le saint homme de Tours », qui a propagéen France cette dévotion, – malheureusement assortie de lacontradictoire imbécillité d’un art profanant.

Ah ! ce n’était pas bien beau, ces deux images, etMarchenoir en avait plus d’une fois gémi en secret. Mais Véroniqueportait en elle l’esthétique de toutes les situations imaginables,elle aurait donné le relief de son propre sublime à la platitudemême et spiritualisé de son souffle jusqu’à des goitreux. Elleavait passé des journées, des nuits entières, dans le crépuscule decette chambre aux persiennes toujours closes – comme les persiennesd’un mauvais lieu, – conversant avec Dieu et avec ses saints, ayantl’air de les supposer véritablement présents, investie de joie etde certitude, ruisselante de plus de larmes que l’hydraulique detous les sentiments ordinaires n’eût été capable d’en obtenir et ilsemblait, à la fin, que ces indigents simulacres s’imprégnassent dece double courant de beauté physique et morale qui venait confluersur eux !

Son ménage, d’ailleurs, en souffrait si peu qu’il eût étédifficile de trouver une maison mieux tenue, une plus strictepropreté, une économie plus exacte, une cuisine, enfin, plusingénieuse à multiplier les patriarcales délices du ragoût demouton et du pot-au-feu. On aurait dit qu’elle n’avait seulementpas besoin d’agir. Elle passait, comme en rêve, effleurant leschoses et les forçant à se nettoyer, à s’accommoder, à se cuireelles-mêmes, par l’irrésistible vertu de son seul regard.

Dominatrice charmante et imperturbable que la seule tristesse deson ami pouvait troubler et que n’eussent déconcertée ni lesdéluges, ni les incendies, ni les tremblements, ni les dislocationsd’univers, puisqu’elle portait en elle une permanente catastrophed’amour à mettre au défi tous ces accidents ! Marchenoir étaittout pour elle. Il planait dans son ciel et s’asseyait sur lescirculaires horizons, il piétinait l’océan, la montagne, la nue,les abîmes, la création entière, — seul visible de toutes parts ettriomphant ! Son sauveur !… Le pauvre diable était sonSauveur, ainsi qu’elle le nommait parfois, avec une simplicitéd’enthousiasme que beaucoup de théologiens eussent réprouvée commeun blasphème. Les deux sentiments, naturel et surnaturel,s’étaient, en elle, si parfaitement amalgamés et fondus dansl’unique pensée d’un Sauveur qu’il n’y avait plus moyen de lesséparer, pour cette âme naïve, qui ne croyait pas trop payer larécupération de son innocence en déversant toute la gloire descieux sur la douloureuse ressemblance humaine de sonRédempteur !

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