Le Désespéré

Chapitre 6

 

Marchenoir essayait de prier avec eux et de recueillir sa pauvreâme. Le surnaturel victorieux déferlait en plein dans son tristecoeur, aux battants ouverts. Les yeux de sa foi lui faisaientprésentes les terribles choses que les théologiens et lesnarrateurs mystiques ont expliquées ou racontées, quand ils ontparlé des rapports de l’âme religieuse avec Dieu dansl’oraison.

Un ancien Père du désert, nommé Marcelle, s’étant levé une nuitpour chanter les psaumes à son ordinaire, entendit un bruit commecelui d’une trompette qui sonnait la charge, et, ne comprenant pasd’où pouvait venir ce bruit dans un lieu si solitaire, où il n’yavait point de gens de guerre, le Diable lui apparut et lui dit quecette trompette était le signal qui avertissait les démons de sepréparer au combat contre les serviteurs de Dieu ; que, s’ilne voulait pas s’exposer au danger, il allât se recoucher, sinonqu’il s’attendît à soutenir un choc très rude.

Marchenoir croyait entendre le bruit immense de cette charge. Ilvoyait chaque religieux comme une tour de guerre défendue par lesanges contre tous les démons que la prière des serviteurs de Dieuest en train de déposséder. En renonçant généreusement à la viemondaine, chacun d’eux emporte au fond du monastère un immenseéquipage d’intérêts surnaturels dont il devient en effet, par savocation, le comptable devant Dieu et l’intendant contre lesexacteurs sans justice. Intérêts d’édification pour le prochain,intérêts de gloire pour Dieu, intérêts de confusion pour l’Ennemides hommes. Cela sur une échelle qui n’est pas moins vaste que laRédemption elle-même, qui porte de l’origine à la fin destemps !

Notre liberté est solidaire de l’équilibre du monde et c’est làce qu’il faut comprendre pour ne pas s’étonner du profond mystèrede la Réversibilité qui est le nom philosophique du grand dogme dela Communion des Saints. Tout homme qui produit un acte libreprojette sa personnalité dans l’infini. S’il donne de mauvais coeurun sou à un pauvre, ce sou perce la main du pauvre, tombe, perce laterre, troue les soleils, traverse le firmament et comprometl’univers. S’il produit un acte impur, il obscurcit peut-être desmilliers de coeurs qu’il ne connaît pas, qui correspondentmystérieusement à lui et qui ont besoin que cet homme soit pur,comme un voyageur mourant de soif a besoin du verre d’eau del’Évangile. Un acte charitable, un mouvement de vraie pitié chantepour lui les louanges divines, depuis Adam jusqu’à la fin dessiècles ; il guérit les malades, console les désespérés,apaise les tempêtes, rachète les captifs, convertit les fidèles etprotège le genre humain.

Toute la philosophie chrétienne est dans l’importanceinexprimable de l’acte libre et dans la notion d’une enveloppanteet indestructible solidarité. Si Dieu, dans une éternelle secondede sa puissance, voulait faire ce qu’il n’a jamais fait, anéantirun seul homme, il est probable que la création s’en irait enpoussière.

Mais ce que Dieu ne peut pas faire, dans la rigoureuse plénitudede sa justice, étant volontairement lié par sa propre miséricorde,de faibles hommes, en vertu de leur liberté et dans la mesure d’uneéquitable satisfaction, le peuvent accomplir pour leurs frères.Mourir au monde, mourir à soi, mourir, pour ainsi parler, au Dieuterrible, en s’anéantissant devant lui dans l’effrayanteirradiation solaire de sa justice, — voilà ce que peuvent faire deschrétiens quand la vieille machine de terre craque dans les cieuxépouvantés et n’a presque plus la force de supporter les pécheurs.Alors, ce que le souffle de miséricorde balaie comme une poussière,c’est l’horrible création qui n’est pas de Dieu, mais de l’hommeseul, c’est sa trahison énorme, c’est le mauvais fruit de saliberté, c’est tout un arc-en-ciel de couleurs infernales sur legouffre éclatant de la Beauté divine.

Perdu dans la demi-obscurité de cette chapelle noyée de prières,le dolent ravagé de l’amour terrestre voyait passer devant luil’apocalypse du grand combat pour la vie éternelle. Le monde desâmes se mouvait devant lui comme l’Océan d’Homère aux bruits sansnombre. Toutes les vagues clamaient vers le ciel ou se rejetaienten écumant sur les écueils, des montagnes de flots roulaient lesunes sur les autres, dans un tumulte et dans un chaos inexprimablesen la douloureuse langue humaine. Des morts, des agonisants, desblessés de la terre ou des blessés du ciel, les éperdus de la joieet les éperdus de la tristesse, défilaient par troupes infinies enlevant des millions de bras, et seule, cette nef paisible oùs’agenouillait la conscience introublée de quelques élus, naviguaiten chantant dans un calme profond qu’on pouvait croire éternel.

– O sainte paix du Dieu vivant, disait Marchenoir, entrez enmoi, apaisez cette tempête et marchez sur tous ces flots !

Plus que jamais, hélas ! il aurait voulu pouvoir se jeter àcette vie d’extase, que lui interdisaient toutes les bourbessanglantes de son coeur.

Je ne crois pas, – écrivait-il à Leverdier vers la fin de lapremière semaine, – que, parmi toutes nos abortives impressionsd’art ou de littérature, on en puisse trouver d’aussi puissantes, àmoitié, sur l’intime de l’âme. Visiter la Grande-Chartreuse de fonden comble est une chose très simple, très capable assurément demeubler la mémoire de quelques souvenirs et même de fortifier lesens chrétien de quelques notions viriles sur la lettre et surl’esprit évangéliques, mais on ne la connaît pas dans sa fleur demystère quand on n’a pas vu l’office de nuit. Là est le vrai parfumqui transfigure cette rigoureuse retraite, d’un si morne séjourpour les cabotins du sentiment religieux. Je ne crains pasd’abréger mon sommeil. Un tel spectacle est pour moi le plusrafraîchissant de tous les repos. Quand on a vu cela, on se ditqu’on ne savait rien de la vie monastique. On s’étonne même d’avoirsi peu connu le christianisme, pour ne l’avoir aperçu, jusqu’àcette heure, qu’à travers les exfoliations littéraires de l’arbrede la science d’orgueil. Et le coeur est pris dans la Main du Pèrecéleste, comme un glaçon dans le centre de la fournaise. Lesdix-huit siècles du christianisme recommencent tels qu’un poèmeinouï qu’on aurait ignoré. La Foi, l’Espérance et la Charitépleuvent ensemble comme les trois rayons tordus de la foudre duvieux Pindare et, ne fût-ce qu’un instant, une seule minute dans ladurée d’une vie répandue ainsi que le sang d’un écorché prodiguesur tous les chemins, c’est assez pour qu’on s’en souvienne et pourqu’on n’oublie plus jamais que, cette nuit-là, c’est Dieu lui-mêmequi a parlé !

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