Le Désespéré

Chapitre 13

 

Ce ne fut que beaucoup plus tard, – après dix ans d’un impurnoviciat dans les latrines de l’examen philosophique, étant déjàsur le point de prononcer de stercoraires voeux, – qu’ayantparcouru, pour la première fois, le Nouveau Testament, durantl’oisive chaufferie de pieds d’une nuit de grand’garde, en 1870, ileut l’aperception immédiate, foudroyante, d’une Révélationdivine.

Il s’est toujours rappelé le trouble immense, l’ahurissementsurhumain de cette minute aux ailes d’aigle qui l’enleva dans unouragan d’ininterprétables délices. Il s’était dressé dans lesentiment nouveau d’une force inconnue, artères battantes et coeuren flammes ; ivre de certitude, secoué par le roulis d’uneespérance mêlée d’angoisse, prêt à toutes les acceptations dumartyre. Car cette âme divinatrice et synthétiquement ardente,bondissant au-dessus des intermédiaires leçons de la foi, s’étaitemportée, du premier coup, au décisif concept de l’immolation.

Il lui sembla sortir d’un de ces rares songes, aux déterminablescontours, qui feraient croire à quelque vision sensible de laConscience, réflexement manifestée dans l’extra-lucideintussusception des dormants. Il avait cru s’apparaître à lui-même,inimaginablement transmué pour se ressembler davantage, maishorrible, ruisselant d’abominations et triste par-delà toutehyperbole.

Cette impression s’ajustait assez aux effrayantes scrutationsinspirées de certains Mystiques, – à propos de l’Enfer et de laparalysante affreuseté de l’irrévocable, – dont la lecture, déjàancienne, avait laissé sur sa mémoire comme des brûluresd’enthousiasme et des ecchymoses de poésie.

Un double abîme s’ouvrit en cet être, à dater de ce prodigieuxinstant. Abîme de désir et de fureur que rien ne devait pluscombler. Ici, la Gloire essentielle inaccessible ; là,l’ondoyante muflerie humaine, inexterminable. Chute infinie desdeux côtés, ratage simultané de l’Amour et de la Justice. L’enfersans contrepoids, rien que l’enfer !

Le Christianisme lui donnait sa parole d’honneur de l’Éternitébienheureuse, mais à quel prix ! Il la comprenait, maintenant,cette fringale de supplices de toute son enfance ! C’était lepressentiment de la Face épouvantable de son Christ !… Face decrucifié et face de juge sur l’impassible fronton duTétragramme !…

Les misérables se tordent et meurent depuis deux mille ansdevant cette inexorable énigme de la Promesse d’un Règne de Dieuqu’il faut toujours demander et qui jamais n’arrive. « Quand telleschoses commenceront, est-il dit, sachez que votre Rédemptionapproche ». Et combien de centaines de millions d’êtres humains ontenduré la vie et la mort sans avoir rien vu commencer !

Marchenoir considérait cette levée d’innombrables brasperpétuellement inexaucés et il comprit que c’était là le plusénorme de tous les miracles. — Voilà dix-neuf siècles, pensa-t-il,que cela dure, cette demande sans réponse d’un Père qui règne interra et qui délivre. Il faut que le genre humain soit terriblementconstant pour ne s’être pas encore lassé et pour ne s’être pasassis dans la caverne de l’absolu désespoir !

Il conclut au conditionnel désespoir des millénaires.

Il avait senti passer l’Amour, l’amour spirituel, absolu. Ilavait, lui aussi, comme tous les autres, répandu son coeur dans cetinfidèle crible de l’oraison Dominicale et… il avait été saturé dela joie parfaite. Il y avait donc quelque chose sous cet amas desépultures, sous cette Maladetta de coeurs souffrants en poussière,au fond de ce gouffre du silence de Dieu, – un principe quelconquede résurrection, de justice, de triomphe futur ! A forced’amoureuse foi, il se fit de l’éternité palpitante avec unepoignée de temps pétrie dans sa main et se fabriqua de l’espéranceavec le plus amer pessimisme.

Il se persuada qu’on avait affaire à un Seigneur Dieuvolontairement eunuque, infécond par décret, lié, cloué, expirantdans l’inscrutable réalité de son Essence, comme il l’avait étésymboliquement et visiblement dans la sanglante aventure de sonHypostase.

Il eut l’intuition d’une sorte d’impuissance divine,provisoirement concertée entre la Miséricorde et la Justice, en vuede quelque ineffable récupération de Substance dilapidée parl’Amour.

Situation inouïe, invocatrice d’un patois abject. La RaisonTernaire suspend ses paiements depuis un tas de siècles et c’est àla Patience humaine qu’il convient de l’assister de son proprefonds. Ce n’est que du Temps qu’il faut au solvable Maître del’Éternité et le temps est fait de la désolation des hommes. C’estpourquoi les Saints et les Docteurs de la foi ont toujours enseignéla nécessité de souffrir pour Dieu.

Le brûlant néophyte, ayant deviné ces choses, arracha l’épine deson pied boiteux de catholique arrivé si tard, et – se ruant à laDouleur, – en fit un glaive qu’il s’enfonça dans les entrailles,après s’être crevé les yeux.

Plus que jamais, il fut un désespéré, mais un de ces désespéréssublimes qui jettent leur coeur dans le ciel, comme un naufragélancerait toute sa fortune dans l’océan pour ne pas sombrer tout àfait, avant d’avoir au moins entrevu le rivage.

D’ailleurs, il regardait comme fort prochaine la catastrophe dela séculaire farce tragique de l’Homme. Certaines idées étonnantesqui lui vinrent sur l’histoire universelle, – et qu’il déroulajusqu’à leurs plus extrêmes conséquences, – lui faisaientconjecturer, avec une autorité d’exégèse quasi prophétique,l’imminent accomplissement des scripturales Vaticinations.

L’exaltation des humbles, l’essuiement des larmes, la béatitudedes pauvres et des maudits, la préséance paradisiaque des voleurset le couronnement réginal des prostituées, enfin cette venue sisolennellement annoncée d’un Paraclet libérateur, – tout ce que lafratricide surdité des argousins de la Tradition a conspué, tout cequi empêche les orphelins et les captifs de mourir d’horreur, il necroyait pas possible qu’on l’attendît longtemps encore et ildonnait ses raisons.

Mais les seuls crevants de faim étaient dans la confidence, nonpar crainte qu’on le jugeât ridicule ou insensé, – à cet égard, iln’avait plus rien à gagner ni à perdre depuis longtemps, – mais parl’horreur de la bienveillance viscérale des digérants heureux quil’eussent écouté.

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