Le Désespéré

Chapitre 14

 

Marchenoir avait la réprobation scatologique. Le bégueulismecafard des contemporains d’Ernest Renan l’avait rigoureusementblâmé pour l’énergie stercorale de ses anathèmes. Mais, avec lui,c’était une chose dont il fallait qu’on prît son parti. Il voyaitle monde moderne, avec toutes ses institutions et toutes ses idées,dans un océan de boue. C’était, à ses yeux, une Atlantide submergéedans un dépotoir. Impossible d’arriver à une autre conception. D’unautre côté, sa poétique d’écrivain exigeait que l’expression d’uneréalité quelconque fût toujours adéquate à la vision de l’esprit.En conséquence, il se trouvait, habituellement, dans la nécessitéla plus inévitable de se détourner de la vie contemporaine, ou del’exprimer en de répulsives images, que l’incandescence dusentiment pouvait, seule, faire applaudir. L’article qu’il avaitdonné à Beauvivier sur le scandale de la publicité pornographique,était, en ce genre, un tour de force inouï. C’était un Vésuved’immondices embrasés.

Lorsqu’il fut mis en demeure d’exécuter le saut périlleux de salecture, le malheureux homme, un peu surchauffé par la chèreexorbitante qu’on lui avait imposée, commençait à perdre cettecautèle d’occasion qui l’avait préservé, jusqu’alors, de lasalissante familiarité du troupeau dont il subissait l’entourage.Il constatait, avec une joie pleine d’épouvante, que son armure deglace fondait sensiblement sous la température anormale de cetteribote. Ce qui arriverait ensuite, il le savait trop. Le fauvesortirait de lui sans qu’il pût l’en empêcher, et l’exhibitionqu’il avait à faire, – de quelque manière qu’il s’y prît, -apparaîtrait d’autant plus comme un défi qu’il s’échaufferaitencore en mettant sa voix et son geste au diapason de sesagressives périodes. Il avait, malgré tout, fini par la désirer,cette lecture, comme un exutoire. L’énormité des sottises ou desinfamies qu’il entendait depuis un heure appelait une éruption.

Il se leva donc, aussitôt que Beauvivier lui eut donné le paquetd’épreuves, et il se fit un profond silence, la curiositémalveillante des auditeurs étant à son comble.

– La Sédition de l’Excrément.. articula lentement le lanceur defoudre.

A cet énoncé, le pion Mérovée, en train de tamponner, avec sonmouchoir, l’impure viscosité de ses yeux malades, fit unhaut-le-corps.

– Le titre promet, fit-il. M. Marchenoir n’a pas changé. Iltient toujours pour l’éloquence fécale.

– Messieurs, je vous, en prie, intervint aussitôt Beauvivier,pas de commentaires.

Marchenoir, nullement déconcerté, lut alors, sans interruption,les trois cents lignes de son article. Il avait une espèce de voixde buccin, assez semblable à son style monstrueusement oratoire etcalculé, semblait-il, pour la vocifération. Il lisait mal, comme ilconvient à tout prophète. Houleux et tumultuaire, ce vaticinateurdéchaîné était plein de sanglots, de catafalques et de huées. Ilfaisait rouler sur les têtes des quadriges de Mardi-Gras et destombereaux de tonnerres. Il avait l’attendrissement sarcastique etl’engueulement solennel. Le mot abject, dont l’usage lui futreproché si souvent, il avait une manière de le clamer, comme s’ileût été, à lui seul, une multitude et ce mot devenait sublime,autant que l’imprécation désespérée de tout un peuple.

Il arriva ce que Marchenoir avait vu d’autres fois déjà.L’immobilité silencieuse de ceux qui l’écoutaient devint unestupeur. Aucune plainte ne s’éleva de ce tas d’hommes bafoués,houspillés, piétinés, rossés avec une férocité inouïe et uneautorité tortionnaire de vendeur d’esclaves. A la réserve de deuxou trois, qui l’avaient entendu déjà, les assistants ne s’étaientjamais avisés de soupçonner une chose semblable et ne pensèrent pasà s’en indigner. Beauvivier, lui-même, qui avait pourtant lul’article, mais qui ne le reconnaissait plus, débité de cettefaçon, eut quelque peine à revenir de son ahurissement.

– Ma foi, messieurs, dit-il, parfaitement sincère, avouez que ceque nous venons d’entendre est confondant. Nous nous devons ànous-mêmes de faire tout crouler ici, et il battit des mains. Lesautres, décollés de leur étonnement et entraînés par l’exemple dupatron, applaudirent à provoquer une émeute.

– Mais… , monsieur Marchenoir, continua le colonel du Pilate, -s’adressant à son invité qui venait de se rasseoir après uneinclination de tête imperceptible, – je ne vous connaissais pascette force tragique, qui m’étonne encore plus, je vous assure, quevotre talent d’écrivain, dort je fais, cependant, vous ne l’ignorezpas, la plus haute estime. C’est à se demander pourquoi vous n’êtespas au théâtre. Vous en deviendriez le maître et le Dieu… N’est-cepas votre avis, Beauclerc ?

Le grand Sentencier n’eut pas le temps de rédiger sondispositif. Ces dernières paroles venaient de procurer à Marchenoirla sensation d’un formidable soufflet. La bonne foi évidente, en cemoment, de Beauvivier faisait enfin ce que son insidieuse malicen’avait pu faire. Le lycanthrope était vraiment en fureur. Ildevint pâle et ses yeux noircirent.

– Pardon, dit-il, en étendant la main, comme pour imposersilence au tas de viande poilue qu’on venait de consulter et qui sepréparait à répondre, l’avis de M. Beauclerc est sans intérêt pourmoi. Je tiens même à l’ignorer absolument, et je m’étonne, monsieurBeauvivier, que vous ayez eu l’idée de me faire asseoir à votretable pour mettre la dignité de ma personne en expertise. J’étaisloin de supposer que la lecture que vous venez d’applaudir, et queje n’ai faite que pour vous complaire, dût être, sitôt, l’occasiondu mortifiant éloge dont vous m’accablez, et de l’arbitrage plusoutrageant qu’il vous plaît d’invoquer.

Beauvivier, surpris, se récria :

– Comment est-il possible, cher monsieur, que vous dénaturiez àce point mes paroles et mes intentions ? En vérité, je nedevine pas en quoi j’ai pu vous offenser…

Plusieurs parlèrent à la fois. – Il est bien mal élevé, cecatholique ! disait Beauclerc. – Il a été mordu par Veuillot,ajoutait Tinville. D’autres exclamations du même genre coururentd’un bout de la table à l’autre. Le chenil, un instant maté,retrouvait sa gueule.

– Si vous avez besoin que je vous explique en quoi vos parolesm’ont révolté, reprit Marchenoir, il est douteux que mesexplications vous éclairent et vous satisfassent. Néanmoins, lesvoici, en aussi peu de mots que possible. Je regarde l’état decomédien comme la honte des hontes. J’ai là-dessus les idées lesplus centenaires et les plus absolues. La vocation du théâtre est,à mes yeux, la plus basse des misères de ce monde abject et lasodomie passive est, je crois, un peu moins infâme. Le bardache,même vénal, est du moins, forcé de restreindre, chaque fois, sonstupre à la cohabitation d’un seul et peut garder encore, – au fondde son ignominie effroyable, – la liberté d’un certain choix. Lecomédien s’abandonne, sans choix, à la multitude, et son industrien’est pas moins ignoble, puisque c’est son corps qui estl’instrument du plaisir donné par son art. L’opprobre de la scèneest, pour la femme, infiniment moindre, puisqu’il est, pour elle,en harmonie avec le mystère de la Prostitution, qui ne courbe lamisérable que dans le sens de sa nature et l’avilit sans pouvoir ladéfigurer.

Il a fallu le dénûment métaphysique particulier au XIXe siècleet l’énergie surprenante de sa déraison, pour réhabiliter cet artque dix-sept cents ans de raison chrétienne avaient condamné. Ilparaît tout simple, aujourd’hui, de recevoir avec honneur et depavoiser de décorations d’abominables cabots, que les bonnes gensd’autrefois auraient refusé de faire coucher à l’écurie, parcrainte qu’ils ne communiquassent aux chevaux la morve de leurprofession. Mais, vous l’avez dit tout à l’heure, je ne suis pas dece siècle, j’ai d’autres idées que les siennes, et, parmi leschoses répugnantes qu’il idolâtre, le prostibule de la rampe estsurtout blasphémé par moi… Il vous était facile de conclure, ainsique tant d’autres l’ont déjà fait, de l’intensité de mon coup deboutoir à une vocation d’assassin, par exemple, – ce qui n’auraitnullement altéré mon humeur. Vous pouviez inférer de ma prose et dema diction la folie furieuse ou, tout au moins, quelques scrofuleshonteuses, quelques bas ulcères dont la purulence cachée mesortirait jusque par les yeux… Sans hésiter, vous expliquez tout demoi par des facultés de saltimbanque et vous m’offrez un avenir debouffon de la canaille. Voilà, je vous l’avoue, ce qui dépassecomplètement mes capacités de résignation.

Pendant que parlait l’étrange rebelle, un murmure plusqu’hostile s’élevait autour de lui et montait jusqu’au grondement.Aussitôt qu’il eut fini, les aboiements éclatèrent. Il fallaitqu’on en eût gros sur le coeur, et depuis longtemps. Un inconnu,proférant les mêmes impiétés, n’aurait obtenu que des interjectionsde rappel à l’ordre ou de silencieux et compatissants sourires, -car le monde de la plume est, en général, fort attentif auxpratiques extérieures de la plus urbaine indulgence, surtout en laprésence des bêtes féroces.

Mais, ici, on avait affaire à l’ennemi commun, à celui dontpersonne ne pouvait être l’ami et qui ne pouvait être l’ami depersonne. Marchenoir était un hérétique, négateur du SaintSacrement de la crapule, au milieu d’un ripaillant concile dethéologiens et de hauts prélats du maquerellage. Le vomissement surles comédiens éclaboussait à peu près tous ces courtiers de luxureou de vanité, qui prospéraient en exploitant les plus vilespassions de leur temps. Puis, il fallait bien qu’on se vengeât dela surprise qu’on venait d’avoir et des applaudissements qu’onavait donnés, par l’effet d’un ascendant inexplicable.

Il y eut, alors, un concert de trépidations, un crépitementd’injures, une bourrasque de mauvais souffles, une clameur composéede toutes les formules d’excommunication et d’interdit, usitéesdans les séances les plus orageuses des parlements de la racaille.Les têtes, chauffées à l’esprit de vin et fumantes sous lagirandole, n’étaient plus en état de garder aucune mesure, et lavérité de leur goujatisme transsudait de leur congestion. iln’était pas jusqu’au docteur Des Bois, l’intime de tout le mondeet, en particulier, du glorieux Cadet, qui n’eût quelque chose àdire, et qui n’exprimât, — en un style vérifié par l’auteur duMaître de Forges, — que Marchenoir avait le malheur de « ne passavoir se tenir en société ».

Beauvivier, excessivement inquiet, se prenait à craindre, toutde bon, que son complot n’eût un dénouement fâcheux, et quel’amusante exhibition du monstre qu’il avait rêvée ne devînt, – parla malchance d’une considérable addition de calottes, — unetragédie sans gaieté. Vainement, il essaya, par gestes etconjurations impuissantes de sa frêle voix, de rétablirl’ordre.

Au fait, l’aspect du monstre n’était pas pour inspirerprécisément la sécurité. Il était demeuré assis, il est vrai, ettrès calme en apparence, mais ses yeux, dilatés à l’intérieur,réverbéraient, en noir profond, la colère générale. On devinaitqu’il était plus à son aise, de se voir en butte à tous lescarreaux, et qu’il jouissait de sentir monter son courage. Ilattendit que la première furie s’apaisât d’elle-même,naturellement, par l’exhalation pure et simple de l’injure ou dudémenti que chacun de ses adversaires pouvait avoir à luidécerner.

Quand le moment lui sembla venu, il se leva, et ce diabled’homme se mit à parler, en commençant, d’un ton siparticulièrement sonore et grave qu’il obtint le silence.

– Il me serait extrêmement facile, messieurs, de prendre ici unobjet quelconque, – ne fût-ce que M. Champignolle, – et de m’enservir pour vous rosser tous. Quelques-uns d’entre vous qui meconnaissent, – appuya-t-il, en regardant Dulaurier que son dandysmeclouait au rivage, – savent que j’en suis capable, et jen’essaierai pas de vous dissimuler que j’en suis fort tenté, depuisun instant. Cet exercice me soulagerait et rendrait ma digestionplus active. Mais… . à quoi bon ? je vais partir simplement etvous pourrez, alors, entrelacer vos esprits fraternels dans la paixparfaite. Je ne suis pas des vôtres et je l’ai senti dès monentrée. Je suis une façon d’insensé, rêvant la Beauté etd’impossibles justices. Vous rêvez de jouir, vous autres, et voilàpourquoi il n’y a pas moyen de s’entendre.

Seulement, prenez garde. La salauderie n’est pas un refugeéternel, et je vois une gueule énorme qui monte à votre horizon. Onsouffre beaucoup, je vous assure, dans le monde cultivé par vous.On est sur le point d’en avoir diablement assez, et vous pourriezrécolter de sacrées surprises… Dieu me préserve d’être tenté devous expliquer la sueur de prostitution qui vous rendfétides ! La force des choses vous a remplis d’un pouvoirqu’aucun monarque, avant ce siècle, n’avait exercé puisque vousgouvernez les intelligences et que vous possédez le secret de faireavaler des pierres aux infortunés qui sanglotent pour avoir dupain.

Vous avez prostitué le Verbe, en exaltant l’égoïsme le plusfangeux. Eh bien ! c’est l’épouvantable muflerie moderne,déchaînée par vous, qui vous jettera par terre et qui prendra laplace de vos derrières notés d’infamie, pour régner sur une sociétéà jamais déchue. Alors, par une dérision inouïe, capable deprécipiter la fin des temps, vous serez, à votre tour, lesreprésentants faméliques de la Parole universellement conspuée. Jevois, en vous, les Malfilâtres sans fraîcheur et les minablesGilberts du plus prochain avenir. Jamais on n’aura vu un déshonneursi prodigieux de l’esprit humain. Ce sera votre châtiment réservé,d’apprendre, à vos dépens, par cette ironie monstrueuse, lesinfernales douleurs des amoureux de la Vérité, que votre justice deréprouvés condamne à se désespérer tout nus, comme la Vérité même.Mon plus beau rêve, désormais, c’est que vous apparaissiezmanifestement abominables, car vous ne pouvez pas, en conscience,l’être davantage. Au nom des lettres qui vous renient avec horreur,vous vivez exclusivement de mensonge, de pillage, de bassesse et delâcheté. Vous dévorez l’innocence des faibles et vous vousrafraîchissez en léchant les pieds putrides des forts. Il n’y apas, en vous tous, de quoi fréter un esclave assez généreux pour nevouloir endurer que sa part congrue d’avilissement, et disposé àregimber sous une courroie trop flétrissante. J’espère donc vousvoir, dans peu, sans aucun argent et tondus jusqu’à la chair vive,puisqu’il n’existe pas d’autre expiation pour des âmes de pourceauxtelles que sont les vôtres.

J’espère aussi que ce sera la fin des fins, – continuaMarchenoir, s’exaspérant de plus en plus, – car il n’est paspossible de supposer le proconsulat d’une vidange humaine qui voussurpasserait en infection, sans conjecturer, du même coup,l’apoplexie de l’humanité. En ce jour, peut-être, le Seigneur Dieuse repentira, – comme pour Sodome, – et redescendra, sans doute,enfin ! du fond de son ciel, dans la suffocante buée de notreplanète, pour incendier, une bonne fois, tous nos pourrissoirs. Lesanges exterminateurs s’enfuiront au fond des soleils, pour ne pass’exterminer eux-mêmes du dégoût de nous voir fuir, et les chevauxde l’Apocalypse, à l’apparition de notre dernière ordure, serenverseront dans les espaces, en hennissant de la terreur d’ycontaminer leurs paturons !…

Ayant vociféré ces derniers mots d’une voix qui parut presquesurhumaine, l’imprécateur s’en alla frémissant, la tête haute etles yeux en flammes. Les auditeurs comprirent probablement qu’il neferait bon pour personne lui barrer le chemin, en lui présentant unmanuel de civilité, car ceux au milieu desquels il dut passers’écartèrent avec un empressement visible.

Une demi-heure après, il disait, en se laissant tomber sur unebanquette du café où l’attendait Leverdier :

– Cher ami, mon journalisme est fricassé, mais, c’est égal, jen’ai pas payé trop cher la volupté de leur sabouler lagueule !

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