Le Désespéré

Chapitre 5

 

Une misère plus noire que jamais s’abattit, alors rue desFourneaux et, pour que rien ne manquât aux affres d’agonie mortellequi allaient commencer, Leverdier disparut brusquement de la vie deMarchenoir.

Cet être sublime, voyant l’imminence et l’énormité du péril, sedétermina, sans avertir, à vendre le mobilier peu considérable etla collection de livres qu’il possédait et, – après avoir donnél’argent à son ami, – à s’en aller à la campagne, au fond de laBourgogne, chez une vieille tante qui le réclamait depuis desannées.

Cette parente lui gardait une petite fortune dont il étaitl’unique héritier, et Leverdier serait à son aise, un jour. Maiselle n’entendait pas lui envoyer d’argent pour le faire subsister àParis, lui déclarant sans cesse, qu’elle tenait à l’avoir auprèsd’elle pour lui fermer les yeux, et qu’en Bourgogne il vivraitplantureusement, dans la maison qui devrait lui appartenir après samort, comme s’il en était déjà le maître absolu.

Leverdier calcula qu’il serait ainsi plus utile à Marchenoir etqu’il pourrait aisément lui envoyer, tous les mois, un secoursd’argent qui l’empêcherait toujours bien de crever de faim.

 

Lorsque ce dernier apprit l’héroïque décision de son mamelouck,elle était irrévocable. Leverdier avait tout vendu et déposait surla table du malheureux les quelques centaines de francs qu’il avaitrecueillis.

 

Il n’y eut pas d’explosion. Marchenoir baissa la tête à la vuede cet argent et deux larmes lentes, — issues du puits le plusintime de ses douleurs, — coulèrent sur ses joues blêmes et déjàcreusées.

 

Leverdier, ému, s’approcha et le serrant dans ses bras avectendresse :

 

— Mon cher pauvre, lui dit-il, ne t’afflige pas, si tu veux queje m’éloigne en paix. C’est tout juste si j’ai la force de meséparer de Véronique et de toi… Je ne me suis défait d’aucun objetqui me fût réellement précieux et quand cela serait,qu’importe ? Ignores-tu que ta vie m’est plus chère quen’importe quel bibelot qui soit au monde ? D’ailleurs,n’avons-nous pas, depuis longtemps, une destinée commune ? Jeveux te sauver, afin de me sauver moi-même, entends-tu ? Ilfaut que tu vives et c’était le seul moyen… Nous serons séparésquelque temps. Qu’importe encore ?… Je souhaite du fond ducoeur à ma bonne vieille tante qui va, certainement, m’assommerbeaucoup, toutes les prospérités imaginables, mais il m’estimpossible avec le meilleur naturel du monde, d’oublier que je suisson héritier et que sa fortune, un jour ou l’autre, nousappartiendra… Alors, Marchenoir, quelle existence avec Véronique,dans cette campagne délicieuse où nous aurons notre maison !Quelle paix ! Quelle sécurité parfaite !… Mais encore, ilfaut vivre jusqu’à cette époque ignorée. Relève ton coeur ! Ladélivrance est proche, peut-être, et quand l’univers terejetterait, tu as un fier ami, je t’en réponds !

Marchenoir, toujours sombre, au fond de son attendrissement,répondit au consolateur :

– Il vaudrait mieux pour toi, mon dévoué Georges, que tun’eusses jamais connu un homme si funeste à tous ceux qui l’ontaimé. Le malheur de certains individus est contagieux autantqu’incurable, et j’espère peu cette existence paisible que tu memontres dans l’avenir… Cependant, je ne veux pas te contrister demes pressentiments noirs qui peuvent, après tout, me tromper. Il yaurait une cruauté lâche et bête à te payer ainsi du service inouïque tu viens de me rendre… Véronique va rentrer dans quelquesinstants. Nous ferons un déjeuner d’adieu et je t’accompagnerai àla gare… Ah ! mon vieux camarade, j’avais rêvé mieux que toutcela !… On m’a souvent accusé d’ingratitude, parce que jerefusais de vautrer ma conscience dans certaines mains quis’étaient entrouvertes pour moi, mais il est heureux, tout de même,que je sois né croquant, car je n’eusse pas encore été assez ingratpour faire un bon prince. – Beatius est magis dare quam accipere.Telle eût été, je crois, ma devise, et ce texte aurait fait mamajesté méprisable et mes pieds d’argile…

– Tu es, au moins, le roi de l’impertinence, indécrottablegueux, repartit l’autre, et tu aurais pu me priver de ta sacréedevise qui n’a rien à faire ici. On ne sait jamais qui donne ni quireçoit, ajouta-t-il profondément. Voilà ce que je pourraist’apprendre si tu ne le savais encore mieux que moi. Tu as sauvé mapeau dans un temps, je m’efforce, aujourd’hui, de sauver tonesprit, parce que ton esprit m’est nécessaire pour ne pas me casserle cou dans les chemins noirs où nous pataugeons per multam merdam,comme disait Luther. Qu’as-tu à répondre à ça ?

Les deux amis reprirent tant bien que mal un peu d’entrain etconcertèrent de laisser croire à Véronique que Leverdiers’absentait pour une affaire de famille et reviendrait, sans doute,bientôt, — la vérité vraie pouvant occasionner une crise dedésolation que ni l’un ni l’autre ne se sentait capable desupporter.

Leverdier partit donc le soir même, laissant à son compagnon,désormais solitaire, cette accablante impression qu’ils venaient des’embrasser pour la dernière fois et qu’ils ne se reverraientplus !

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