Le Désespéré

Chapitre 7

 

Marchenoir, le moins curieux de tous les hommes, n’eut aucunehâte de visiter en détail la Grande-Chartreuse. Il trouvaitpassablement ridicule et basse l’exhibition obligée d’un pareiltabernacle à des touristes imbéciles, dont c’est le programme depasser par là en venant d’ailleurs, pour aller en quelque autrelieu, où leur sottise ne se démentira pas, jusqu’au moment où ilsse rassiéront, plus crétins que jamais, dans leurs bureaux ou dansleurs comptoirs. Il ne pouvait se faire à l’idée qu’un avoué depremière instance, un fabricant de faux cols, un bandagiste ou uningénieur de l’État eussent une opinion quelconque, mêmeinexprimée, en promenant leur flatulence dans cet Eden.

Au dix-huitième siècle qui fut, sans comparaison, le plus sotdes siècles, on s’était persuadé que tous les moines vivaient dansles délices, que l’hypocrite pénombre des cloîtres cachait detortueuses conspirations contre le genre humain, et que lesmurailles épaisses des monastères étouffaient les gémissements desvictimes sans nombre de l’arbitraire ecclésiastique.

Au dix-neuvième, la bête universelle ayant été canalisée d’uneautre sorte, cette facétie lugubre devint insoutenable. L’horreurse changea en pitié et les criminels devinrent de touchantsinfortunés. C’est ce courant romantique qui dure encore. Rien deplus grotesque, et, au fond, de plus lamentable que les airs demiséricorde hautaine ou de compassion navrée des gavés du mondepour ces pénitents qui les protègent du fond de leur solitude etsans l’intercession desquels, peut-être, ils n’auraient même pas lasécurité d’une digestion !

De tous les Ordres religieux qui ont été la parure de l’Église,lorsque cette reine abaissée n’était nullement une pauvresse, deuxseulement, la Chartreuse et la Trappe, ont réussi à se fairepardonner de n’être pas des tripots ou des lupanars. Marchenoirconnaissait déjà la Trappe. Maintenant que la Chartreuse, à sontour, n’avait plus de secrets pour lui, il rencontraitl’humiliation inouïe d’être forcé d’accorder à la canaille cetteexception fourchue de deux seuls Ordres restés vraimentmonastiques, et, quoique la vie cartusienne lui parût plus haute,il confessait l’impossibilité presque absolue de dénicher unvéritable moine qui ne fût ni un trappiste ni un chartreux.

Il est vrai que, pour en juger, il avait un autre critérium queles malfaisants gobeurs du boniment anticlérical. Mais il voyaitbien que, sur ce point, l’instinct obsidional de la haine avait étéaussi discernant que la plus jalouse sollicitude. Il s’agit, eneffet, pour les ennemis de la foi, de la bloquer aussi étroitementque possible, et, certes, le théologien le mieux armaturé et leplus savamment fourbi ne verrait pas mieux l’importance vitale,pour le christianisme, de ces dernières citadelles de l’espritévangélique.

L’armée de siège se recrute, d’ailleurs, de la cohue descatholiques modernes, lesquels en ont tout leur soûl, depuislongtemps, de cet esprit-là. Admirable et providentielrenfort ! La sentimentalité religieuse accourant à larescousse des modernes persécuteurs ! La poésie, le roman,l’histoire, le théâtre même, les bals de charité et les sociétés debienfaisance, les souscriptions pour les inondés et les brûlés,l’immense remuement d’entrailles qui fait la gloire et la fortunedes reporters de cour d’assises, enfin les attendrissementslyriques de la presse entière sur tous les genres de catastrophesattestent suffisamment l’imprévu retour de jeunesse de lasensibilité chrétienne.

Ce prodige, plus facilement observable des hauteurs de laGrande-Chartreuse, rappelait à Marchenoir un article célèbre qu’onavait pris pour une ironie et qu’il avait intitulé : La Cour desMiracles des millionnaires, — désignant ainsi l’intéressantemultitude des heureux pleins de charité, dont l’indigent dévore lasubstance et boit la sueur. Il lui semblait, maintenant, n’en avoirpas assez dit et il regrettait amèrement de n’y pouvoir plus rienajouter.

C’est qu’en effet c’est un peuple, ce troupeau, c’est tout unétat au sein de l’État. Jamais il ne s’était vu une telle affluencede pélicans méconnus, ni une persécution plus dioclétienne exercéesur de plus déchirés martyrs.

Le temps est trop précieux pour qu’on le perde à faire remarquerle merveilleux désintéressement, l’indicible générosité,l’étonnante fraîcheur d’âme des praticiens actuels de la richesseou du pouvoir et en général, de tout personnage influent, àn’importe quel titre, sur ce mauvais monde indigne de le posséder.Chacun sait que ces intendants de la joie publique s’épuisent àdilater le coeur du pauvre et s’exterminent à désoeuvrer lemalheur.

Une indiscutable prospérité universelle est leur oeuvre, etl’exclusive ambition de la rendre parfaite est leur quotidiensouci. Il est presque sans exemple, aujourd’hui, que l’indigenceimplorante soit inécoutée et que d’heureux individus le veuillentêtre solitairement. Il ne se voit pour ainsi dire pas, que desindustriels ou des politiques, diligemment parvenus, oublient detendre une secourable dextre à l’homme de mérite enregistré aupassif du sombre destin, ou qu’ils se refusent à l’arrosageopportun de la languissante vertu.

On ne sait à quelle bénigne ingérence sidérale il convient derapporter cette inespérée disette d’égoïstes calculs humains, cettefavorable aridité du vieux cactus de l’avarice, cette inéclosionsurprenante de l’oeuf crocodilesque des traditionnelles usures.Mais il est certain qu’une émulation inouïe, un vrai délire decharité est en train de ravager les riches, – les richescatholiques surtout, – que l’ingratitude des crevants de misère osevenimeusement qualifier de l’épithète d’horribles mufles.

Dans la pratique des choses religieuses, cette exquisesensibilité se manifeste avec les accompagnements variés de la plussuave précaution. On s’attendrit au pied des autels, on pleure dedouce larmes sur de chers défunts qu’on croit au ciel, ce quidispense de la fatigue de prier pour eux à des messes qu’on auraitpayées ; on fait de toutes petites aumônes fraternelles, pourne pas exposer le pauvre aux tentations de la débauche et pour nepas contrister son âme par l’ostentation d’un faste excessif ;on s’abstient amoureusement de parler de Dieu et de ses saints, parégard pour l’obstination des incrédules qui pourraient en êtrehorripilés, et on parle encore bien moins de l’héroïsme de lapénitence à une foule de chrétiens tempérés qui répondraient, sansdoute, que Dieu n’en demande pas tant. La question des pèlerinageslointains ou difficiles, tels que celui de Jérusalem, estdélicatement écartée, par le même instinct de bienveillance quivoudrait épargner à ceux qui travaillent dans la piété l’ombre d’undérangement ou d’une incommodité. Enfin, le sentiment religieuxréalise, aujourd’hui, l’idéal de ce grand penseur catholique,ennemi des exagérations, qu’on appelle Molière, qui voulait que ladévotion fût « humaine, traitable », et qu’on n’assassinât personneavec un fer sacré.

Opportunément secourus par cette heureuse déliquescence ducatholicisme, les moralistes du libre examen et les coryphéeslittéraires du débraillement, tous les démantibulés corybantes del’art moderne, et tous les intègres épiciers d’un voltairianismeennemi de l’art, ont, d’une commune voix, approuvé le cénobitismedes religieux de la Trappe et de la Chartreuse. Ces politiquesétant fermement persuadés que le catholicisme doit, dans un tempsprochain, être balayé de la civilisation comme une ordure, il leursemble convenable d’en user miséricordieusement avec lui et de nepas désespérer les imbéciles qui y tiennent encore en ne leuraccordant absolument rien. On leur accorde donc ces deux Ordres. Unjeune porte-lyre de récente célébrité, Hamilcar Lécuyer, avait ditun jour à Marchenoir qu’il ne concevait pas qu’avec sa foi il osâtrester dans le monde, le menaçant d’en douter s’il ne courait àl’instant s’ensevelir à la Trappe. L’hirsute lui répondit par leconseil d’éloigner de lui sa personne et de s’en aller à tous lesdiables.

L’existence de ces lieux de refuge est encore utile pourd’autres raisons, à ces tacticiens du champ libre. Dans leurignorance invincible de la profonde solidarité du christianisme,ils pensent qu’un genre de vie d’une austérité proverbiale est àopposer à d’autres Ordres moins rigoureux approuvés par l’Égliseet, par conséquent, à l’Église elle-même. Les pauvres gens qui nesavent rien du christianisme ni de son histoire bâfrent goulûmentcette bourde énorme.

Qu’on ne leur parle plus de ces cauteleux enfants de Loyola, nide ces Dominicains sanguinaires qui voudraient rétablirl’Inquisition, ni de ces Capucins charnels qui s’amusent tant aufond de leurs capucinières ! Comment leur vie pourrait-elleêtre comparée à celle de ces religieux admirables, quoique démodés,qui conservent seuls, aujourd’hui, dans son intégrité, l’antiquetradition des premiers siècles de la foi ? Et cette fastueuseÉglise romaine, avec toute sa pompe et ses incalculables richesses,et tous ces prélats si redoutables, et tous ces innombrables curésrépandus dans les villes et dans les campagnes, si puissants, sirespectés et si pervers ! — qui oserait les comparer à ceshonnêtes cénobites qui ne mangent rien, qui ne disent rien et quigênent si peu l’essor de la civilisation républicaine ?

Marchenoir voyait mieux qu’il ne l’avait jamais vu ce qu’il y ad’amèrement véritable dans ces bas sophismes de voyous dont ilavait, depuis longtemps, renoncé à s’indigner. Il entendait, auloin, crouler l’Église, non pierre à pierre, mais par massesénormes de poussière car il n’y avait même plus de pierres, etcette Chartreuse, elle aussi, ce dernier contrefort de la demeuredu Christ, polluée par l’intrusion de la Curiosité, lui semblaitvaciller sur la pointe de ses huit siècles.

Il fallut que le père Athanase, confident ému des vibrations decette cymbale de douleur, l’entraînât, un après-midi, dansl’intérieur du monastère, — cet hôte extraordinaire ayant déclarésa répugnance pour un pareil acte de tourisme.

– Soit ! avait répondu le père, se prêtant au délire de sonmalade, nous marcherons en récitant les psaumes de la pénitence, sivous voulez, et je vous assure, mon cher ami, que cela vousdistinguera beaucoup de tous nos touristes.

Malgré le tenaillement De ses pensées, Marchenoir ne put sedéfendre d’une commotion, en parcourant ce cloître immense, éclairépar cent treize fenêtres et mesurant 215 mètres de longueur, un peuplus que Saint-Pierre de Rome. Un tiers seulement, échappé àl’incendie de 1676, a conservé l’antique forme ogivale avec sessymboliques exfoliations de pierre, par lesquelles la piété duMoyen Age voulut contraindre à l’action de grâces la matière bruteet inanimée.

On visita successivement la salle du Chapitre ; la chapelledes morts, — remarquable dès le seuil par un très beau buste de lamort drapée dans un suaire et, de sa main de squelette faisant ungeste de catin à ceux qui passent ; le cimetière ; lacurieuse chapelle Saint-Louis ; le réfectoire, — ce fameuxréfectoire où les religieux se réunissent pour faire semblant demanger ; enfin la bibliothèque ruinée tant de fois et, parconséquent, fort dénuée de ces magnifiques vélins manuscrits quiétaient la gloire de tant de monastères avant la Révolution, maisriche, néanmoins, de plus de six mille volumes, anciens pour laplupart.

On sait, d’ailleurs, que les Chartreux ont été de rudesécrivains. Une bibliothèque exclusivement cartusienne donnerait uneliste d’au moins huit cents auteurs et cette liste resterait encoreau-dessous de la vérité. « Il y a de nos Pères, disait avec candeurun ancien chartreux, qui font d’excellents escripts qui pourroyentbeaucoup servir au public, et néanmoins, toute la production qu’ilsleur procurent, c’est d’en allumer leur feu, quand il fait froid,après matines, eschauffant leurs corps de ce qui a embrasé leursesprits. »

Ce qui toucha le plus Marchenoir ce fut la vue d’une de cesnombreuses cellules exactement identiques, où le chartreux, encoreplus solitaire que cénobite, passe la plus grande partie de sa vie.Il se recueillit quelques instants comme il put, dans cetteencognure de paix, dans cette solitude au milieu de la solitude, etenjoignit, par un geste, à son conducteur, de s’abstenir de toutedescription, — considérant sans doute l’inanité parfaite de toutlangage, en présence de ce dépouillement idéal et intérieur, qui nepeut être senti que dans le fond de l’âme, non d’un curieux ou d’unlettré, mais d’un chrétien sans détours que le Seigneur Jésusincline doucement à ses adorables pieds.

Pour les étalons errants d’une Fantaisie toujours attelée, cetteuniformité est toute pleine d’ennui et doit paraître une platitudeque, par condescendance ils voudront bien appeler divine. Il n’y apas lieu d’espérer qu’ils en puissent être autrement édifiés. MaisMarchenoir y découvrait, au contraire, une source clarifiée depoésie, infiniment supérieure à la noire incantation de sesdésespoirs. Par-dessous cette Règle si dure en apparence et sifroide, par derrière cet isolateur infranchissable, éclataient,pour lui, les magnificences de la vie cachée en Dieu. Vieperpétuellement transportée, d’une joie surabondante, d’une ivressecéleste, d’une paix inexprimable, d’une variété infinie !

Ces affranchis reçoivent à plein coeur, dans le silence detoutes les affections terrestres, la plénitude de grâcescorrespondante à la plénitude de leur liberté. Le Père céleste leurrompt lui-même le pain quotidien de la félicité surnaturelle, dansl’exacte proportion de leur détachement de toutes les autresfélicités, et c’est de bouche à oreille que l’Esprit leurcommunique les révélations du grand amour. La Vie mystique est ici,de plain-pied avec l’autre vie, et ces blanches âmes passent del’une dans l’autre, tour à tour, comme de fidèles et diligentesménagères dans les divers appartements d’un maître adoré.

L’esprit de la Chartreuse est contemporain des Catacombes, et laChartreuse est, elle-même, la grande catacombe moderne, plusenfouie et plus cachée que celles des martyrs. Mais c’est unecatacombe dans les cieux !… Au loin, roulent les chars destriomphateurs du monde et le tumulte insensé des acclamationspopulaires ; les nations affolées courent comme les fleuvessous les arches colossales du pont aux ânes de la Désobéissanceuniverselle, et tous ces bruits éclatants de la gloire humaine,toutes ces fanfares de la bagatelle victorieuse, s’évanouissant ets’abolissant à travers les épaisseurs de ce sol qui doit toutengloutir demain, arrivent aux oreilles de ces contemplateurs de laVie, comme une imperceptible trépidation de la terre dans lesilence de ses profondeurs.

– Voyez, disait le père à Marchenoir, en le reconduisant dans sachambre, voyez ce que fait un marchand qui a des comptes à dresser,où il y va de tout son bien et de toute sa fortune. Il s’enfermedans son cabinet sans consentir à recevoir de visite de personne.Il dit qu’on lui rompt la tête si quelqu’un de sa famille approchepour lui parler de quelque autre affaire… Nous sommes des marchandsentre les mains de qui Dieu a mis ses biens pour en faire un bonnégoce. Il nous en donne la qualité et l’office quand il dit dansl’Évangile : Négociez en attendant que je sois de retour. Et ilnous marque, d’une façon terrible, dans la parabole des talents, leprofit qu’il veut que nous en retirions, le compte que nous lui endevons rendre et la punition qui doit servir de châtiment auserviteur, s’il ne trouve pas ses comptes en bon état. Si donc, cemarchand, pour dresser un compte où il ne s’agit que d’un bienpérissable, se rend volontiers solitaire et ne fait point état desconversations, combien devons-nous estimer la solitude qui nous estbeaucoup plus nécessaire pour tenir toujours prêts ceux de notreâme où il s’agit de notre salut éternel ?

Marchenoir, silencieux, écoutait cette paraphrase et s’imaginaitentendre sous le tiers-point de ce vieux cloître, qui en auraitgardé l’écho, la voix centenaire, infiniment éloignée et presqueéteinte, d’un de ces humbles d’autrefois couchés à deux pas de là,dans le cimetière !

Auteurs::

Les cookies permettent de personnaliser contenu et annonces, d'offrir des fonctionnalités relatives aux médias sociaux et d'analyser notre trafic. Plus d’informations

Les paramètres des cookies sur ce site sont définis sur « accepter les cookies » pour vous offrir la meilleure expérience de navigation possible. Si vous continuez à utiliser ce site sans changer vos paramètres de cookies ou si vous cliquez sur "Accepter" ci-dessous, vous consentez à cela.

Fermer