Quatre vingt-treize

SIGNÉ GAUVAIN

 

Quand il se réveilla, il faisait jour.

Le mendiant était debout, non dans la tanière,car on ne pouvait s’y tenir droit, mais dehors et sur le seuil. Ilétait appuyé sur son bâton. Il y avait du soleil sur sonvisage.

– Monseigneur, dit Tellmarch, quatre heures dumatin viennent de sonner au clocher de Tanis. J’ai entendu lesquatre coups. Donc le vent a changé ; c’est le vent deterre ; je n’entends aucun autre bruit ; donc le tocsin acessé. Tout est tranquille dans la métairie et dans le hameaud’Herbe-en-Pail. Les bleus dorment ou sont partis. Le plus fort dudanger est passé ; il est sage de nous séparer. C’est monheure de m’en aller.

Il désigna un point de l’horizon.

– Je m’en vais par là.

Et il désigna le point opposé.

– Vous, allez-vous-en par ici.

Le mendiant fit au marquis un grave salut dela main.

Il ajouta en montrant ce qui restait dusouper :

– Emportez des châtaignes, si vous avezfaim.

Un moment après, il avait disparu sous lesarbres.

Le marquis se leva, et s’en alla du côté quelui avait indiqué Tellmarch.

C’était l’heure charmante que la vieillelangue paysanne normande appelle la « piperette dujour ».

On entendait jaser les cardrounettes et lesmoineaux de haie. Le marquis suivit le sentier par où ils étaientvenus la veille. Il sortit du fourré et se retrouva àl’embranchement de routes marqué par la croix de pierre. L’affichey était, blanche et comme gaie au soleil levant. Il se rappelaqu’il y avait au bas de l’affiche quelque chose qu’il n’avait pulire la veille à cause de la finesse des lettres et du peu de jourqu’il faisait. Il alla au piédestal de la croix. L’affiche seterminait en effet, au-dessous de la signature PRIEUR, DE LA MARNE,par ces deux lignes en petits caractères :

« L’identité du ci-devant marquis deLantenac constatée, il sera immédiatement passé par les armes.

– Signé : le chef de bataillon,commandant la colonne d’expédition, GAUVAIN. »

– Gauvain ! dit le marquis.

Il s’arrêta profondément pensif, l’œil fixésur l’affiche.

– Gauvain ! répéta-t-il.

Il se remit en marche, se retourna, regarda lacroix, revint sur ses pas, et lut l’affiche encore une fois.

Puis il s’éloigna à pas lents. Quelqu’un quieût été près de lui l’eût entendu murmurer à demi-voix :« Gauvain ! »

Du fond des chemins creux où il se glissait,on ne voyait pas les toits de la métairie qu’il avait laissée à sagauche. Il côtoyait une éminence abrupte, toute couverte d’ajoncsen fleur, de l’espèce dite longue-épine. Cette éminence avait poursommet une de ces pointes de terre qu’on appelle dans le pays une« hure ». Au pied de l’éminence, le regard se perdaittout de suite sous les arbres. Les feuillages étaient comme trempésde lumière. Toute la nature avait la joie profonde du matin.

Tout à coup ce paysage fut terrible. Ce futcomme une embuscade qui éclate. On ne sait quelle trombe faite decris sauvages et de coups de fusil s’abattit sur ces champs et cesbois pleins de rayons, et l’on vit s’élever, du côté où était lamétairie, une grande fumée coupée de flammes claires, comme si lehameau et la ferme n’étaient plus qu’une botte de paille quibrûlait. Ce fut subit et lugubre, le passage brusque du calme à lafurie, une explosion de l’enfer en pleine aurore, l’horreur sanstransition. On se battait du côté d’Herbe-en-Pail. Le marquiss’arrêta.

Il n’est personne qui, en pareil cas, ne l’aitéprouvé, la curiosité est plus forte que le danger ; on veutsavoir, dût-on périr. Il monta sur l’éminence au bas de laquellepassait le chemin creux. De là on était vu, mais on voyait. Il futsur la hure en quelques minutes.

Il regarda.

En effet, il y avait une fusillade et unincendie. On entendait des clameurs, on voyait du feu. La métairieétait comme le centre d’on ne sait quelle catastrophe.Qu’était-ce ? La métairie d’Herbe-en-Pail était-elleattaquée ? Mais par qui ? Était-ce un combat ?N’était-ce pas plutôt une exécution militaire ? Les bleus, etcela leur était ordonné par un décret révolutionnaire, punissaienttrès souvent, en y mettant le feu, les fermes et les villagesréfractaires ; on brûlait, pour l’exemple, toute métairie ettout hameau qui n’avaient point fait les abatis d’arbres prescritspar la loi et qui n’avaient pas ouvert et taillé dans les fourrésdes passages pour la cavalerie républicaine. On avait notammentexécuté ainsi tout récemment la paroisse de Bourgon, près d’Ernée.Herbe-en-Pail était-il dans le même cas ? Il était visiblequ’aucune des percées stratégiques commandées par le décret n’avaitété faite dans les halliers et dans les enclos de Tanis etd’Herbe-en-Pail. Était-ce le châtiment ? Était-il arrivé unordre à l’avant-garde qui occupait la métairie ? Cetteavant-garde ne faisait-elle pas partie d’une de ces colonnesd’expédition surnommées colonnes infernales ?

Un fourré très hérissé et très fauve entouraitde toutes parts l’éminence au sommet de laquelle le marquis s’étaitplacé en observation. Ce fourré, qu’on appelait le bocaged’Herbe-en-Pail, mais qui avait les proportions d’un bois,s’étendait jusqu’à la métairie, et cachait, comme tous les halliersbretons, un réseau de ravins, de sentiers et de chemins creux,labyrinthes où les armées républicaines se perdaient.

L’exécution, si c’était une exécution, avaitdû être féroce, car elle fut courte. Ce fut, comme toutes leschoses brutales, tout de suite fait. L’atrocité des guerres civilescomporte ces sauvageries. Pendant que le marquis, multipliant lesconjectures, hésitant à descendre, hésitant à rester, écoutait etépiait, ce fracas d’extermination cessa, ou pour mieux dire sedispersa. Le marquis constata dans le hallier comme l’éparpillementd’une troupe furieuse et joyeuse. Un effrayant fourmillement se fitsous les arbres. De la métairie on se jetait dans le bois. Il yavait des tambours qui battaient la charge. On ne tirait plus decoups de fusil. Cela ressemblait maintenant à une battue ; onsemblait fouiller, poursuivre, traquer ; il était évidentqu’on cherchait quelqu’un ; le bruit était diffus etprofond ; c’était une confusion de paroles de colère et detriomphe, une rumeur composée de clameurs ; on n’y distinguaitrien ; brusquement, comme un linéament se dessine dans unefumée, quelque chose devint articulé et précis dans ce tumulte,c’était un nom, un nom répété par mille voix, et le marquisentendit nettement ce cri :

« Lantenac ! Lantenac ! lemarquis de Lantenac ! »

C’était lui qu’on cherchait.

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