Quatre vingt-treize

LES DEUX PÔLES DU VRAI

 

Au bout de quelques semaines pleines de tousles va-et-vient de la guerre civile, il n’était bruit dans le paysde Fougères que de deux hommes dont l’un était l’opposé de l’autre,et qui cependant faisaient la même œuvre, c’est-à-dire combattaientcôte à côte le grand combat révolutionnaire.

Le sauvage duel vendéen continuait, mais laVendée perdait du terrain. Dans l’Ille-et-Vilaine en particulier,grâce au jeune commandant qui, à Dol, avait si à propos riposté àl’audace des six mille royalistes par l’audace des quinze centspatriotes, l’insurrection était, sinon éteinte, du moins trèsamoindrie et très circonscrite. Plusieurs coups heureux avaientsuivi celui-là, et de ces succès multipliés était née une situationnouvelle.

Les choses avaient changé de face, mais unesingulière complication était survenue.

Dans toute cette partie de la Vendée, larépublique avait le dessus, ceci était hors de doute ; maisquelle république ? Dans le triomphe qui s’ébauchait, deuxformes de la république étaient en présence, la république de laterreur et la république de la clémence, l’une voulant vaincre parla rigueur et l’autre par la douceur. Laquelle prévaudrait ?Ces deux formes, la forme conciliante et la forme implacable,étaient représentées par deux hommes ayant chacun son influence etson autorité, l’un commandant militaire, l’autre déléguécivil ; lequel de ces deux hommes l’emporterait ? De cesdeux hommes, l’un, le délégué, avait de redoutables pointsd’appui ; il était arrivé apportant la menaçante consigne dela commune de Paris aux bataillons de Santerre :« Pas de grâce, pas de quartier ! » Ilavait, pour tout soumettre à son autorité, le décret de laConvention portant « peine de mort contre quiconque mettraiten liberté et ferait évader un chef rebelle prisonnier », depleins pouvoirs émanés du Comité de salut public, et une injonctionde lui obéir, à lui délégué, signée ROBESPIERRE, DANTON, MARAT.L’autre, le soldat, n’avait pour lui que cette force, la pitié.

Il n’avait pour lui que son bras, qui battaitles ennemis, et son cœur, qui leur faisait grâce. Vainqueur, il secroyait le droit d’épargner les vaincus.

De là un conflit latent, mais profond, entreces deux hommes. Ils étaient tous les deux dans des nuagesdifférents, tous les deux combattant la rébellion, et chacun ayantsa foudre à lui, l’un la victoire, l’autre la terreur.

Dans tout le Bocage, on ne parlait qued’eux ; et, ce qui ajoutait à l’anxiété des regards fixés sureux de toutes parts, c’est que ces deux hommes, si absolumentopposés, étaient en même temps étroitement unis. Ces deuxantagonistes étaient deux amis. Jamais sympathie plus haute et plusprofonde n’avait rapproché deux cœurs ; le farouche avaitsauvé la vie au débonnaire, et il en avait la balafre au visage.Ces deux hommes incarnaient, l’un la mort, l’autre la vie ;l’un était le principe terrible, l’autre le principe pacifique, etils s’aimaient. Problème étrange. Qu’on se figure Orestemiséricordieux et Pylade inclément. Qu’on se figure Arimane frèred’Ormus.

Ajoutons que celui des deux qu’on appelait« le féroce » était en même temps le plus fraternel deshommes ; il pansait les blessés, soignait les malades, passaitses jours et ses nuits dans les ambulances et les hôpitaux,s’attendrissait sur des enfants pieds nus, n’avait rien à lui,donnait tout aux pauvres. Quand on se battait, il y allait ;il marchait à la tête des colonnes et au plus fort du combat, armé,car il avait à sa ceinture un sabre et deux pistolets, et désarmé,car jamais on ne l’avait vu tirer son sabre et toucher à sespistolets. Il affrontait les coups, et n’en rendait pas. On disaitqu’il avait été prêtre.

L’un de ces hommes était Gauvain, l’autreétait Cimourdain.

L’amitié était entre les deux hommes, mais lahaine était entre les deux principes ; c’était comme une âmecoupée en deux, et partagée ; Gauvain, en effet, avait reçuune moitié de l’âme de Cimourdain, mais la moitié douce. Ilsemblait que Gauvain avait eu le rayon blanc, et que Cimourdainavait gardé pour lui ce qu’on pourrait appeler le rayon noir. De làun désaccord intime. Cette sourde guerre ne pouvait pas ne pointéclater. Un matin la bataille commença.

Cimourdain dit à Gauvain :

– Où en sommes-nous ?

Gauvain répondit :

– Vous le savez aussi bien que moi. J’aidispersé les bandes de Lantenac. Il n’a plus avec lui que quelqueshommes. Le voilà acculé à la forêt de Fougères. Dans huit jours, ilsera cerné.

– Et dans quinze jours ?

– Il sera pris.

– Et puis ?

– Vous avez vu mon affiche ?

– Oui. Eh bien ?

– Il sera fusillé.

– Encore de la clémence. Il faut qu’il soitguillotiné.

– Moi, dit Gauvain, je suis pour la mortmilitaire.

– Et moi, répliqua Cimourdain, pour la mortrévolutionnaire.

Il regarda Gauvain en face et luidit :

– Pourquoi as-tu fait mettre en liberté cesreligieuses du couvent de Saint-Marc-le-Blanc ?

– Je ne fais pas la guerre aux femmes,répondit Gauvain.

– Ces femmes-là haïssent le peuple. Et pour lahaine une femme vaut dix hommes. Pourquoi as-tu refusé d’envoyer autribunal révolutionnaire tout ce troupeau de vieux prêtresfanatiques pris à Louvigné ?

– Je ne fais pas la guerre aux vieillards.

– Un vieux prêtre est pire qu’un jeune. Larébellion est plus dangereuse, prêchée par les cheveux blancs. On afoi dans les rides. Pas de fausse pitié, Gauvain. Les régicidessont les libérateurs. Aie l’œil fixé sur la tour du Temple.

– La tour du Temple ! j’en ferais sortirle dauphin. Je ne fais pas la guerre aux enfants.

L’œil de Cimourdain devint sévère.

– Gauvain, sache qu’il faut faire la guerre àla femme quand elle se nomme Marie-Antoinette, au vieillard quandil se nomme Pie VI, pape, et à l’enfant quand il se nomme LouisCapet.

– Mon maître, je ne suis pas un hommepolitique.

– Tâche de ne pas être un homme dangereux.Pourquoi, à l’attaque du poste de Cossé, quand le rebelle JeanTreton, acculé et perdu, s’est rué seul, le sabre au poing, contretoute ta colonne, as-tu crié : Ouvrez les rangs. Laissezpasser ?

– Parce qu’on ne se met pas à quinze centspour tuer un homme.

– Pourquoi, à la Cailleterie d’Astillé, quandtu as vu que tes soldats allaient tuer le Vendéen Joseph Bézier,qui était blessé et qui se traînait, as-tu crié : Allez enavant ! J’en fais mon affaire ! et as-tu tiré toncoup de pistolet en l’air ?

– Parce qu’on ne tue pas un homme à terre.

– Et tu as eu tort. Tous deux sont aujourd’huichefs de bande ; Joseph Bézier, c’est Moustache, et JeanTreton, c’est Jambe-d’Argent. En sauvant ces deux hommes, tu asdonné deux ennemis à la république.

– Certes, je voudrais lui faire des amis, etnon lui donner des ennemis.

– Pourquoi, après la victoire de Landéan,n’as-tu pas fait fusiller tes trois cents paysansprisonniers ?

– Parce que, Bonchamp ayant fait grâce auxprisonniers républicains, j’ai voulu qu’il fût dit que larépublique faisait grâce aux prisonniers royalistes.

– Mais alors, si tu prends Lantenac, tu luiferas grâce ?

– Non.

– Pourquoi ? Puisque tu as fait grâce auxtrois cents paysans ?

– Les paysans sont des ignorants ;Lantenac sait ce qu’il fait.

– Mais Lantenac est ton parent ?

– La France est la grande parente.

– Lantenac est un vieillard.

– Lantenac est un étranger. Lantenac n’a pasd’âge. Lantenac appelle les Anglais. Lantenac c’est l’invasion.Lantenac est l’ennemi de la patrie. Le duel entre lui et moi nepeut finir que par sa mort, ou par la mienne.

– Gauvain, souviens-toi de cette parole.

– Elle est dite.

Il y eut un silence, et tous deux seregardèrent.

Et Gauvain reprit :

– Ce sera une date sanglante que cette année93 où nous sommes.

– Prends garde, s’écria Cimourdain. Lesdevoirs terribles existent. N’accuse pas qui n’est point accusable.Depuis quand la maladie est-elle la faute du médecin ? Oui, cequi caractérise cette année énorme, c’est d’être sans pitié.Pourquoi ? parce qu’elle est la grande année révolutionnaire.Cette année où nous sommes incarne la révolution. La révolution aun ennemi, le vieux monde, et elle est sans pitié pour lui, de mêmeque le chirurgien a un ennemi, la gangrène, et est sans pitié pourelle. La révolution extirpe la royauté dans le roi, l’aristocratiedans le noble, le despotisme dans le soldat, la superstition dansle prêtre, la barbarie dans le juge, en un mot, tout ce qui est latyrannie dans tout ce qui est le tyran. L’opération est effrayante,la révolution la fait d’une main sûre. Quant à la quantité de chairsaine qu’elle sacrifie, demande à Boerhave ce qu’il en pense.Quelle tumeur à couper n’entraîne une perte de sang ? Quelincendie à éteindre n’exige la part du feu ? Ces nécessitésredoutables sont la condition même du succès. Un chirurgienressemble à un boucher ; un guérisseur peut faire l’effet d’unbourreau. La révolution se dévoue à son œuvre fatale. Elle mutile,mais elle sauve. Quoi ! vous lui demandez grâce pour levirus ! vous voulez qu’elle soit clémente pour ce qui estvénéneux ! Elle n’écoute pas. Elle tient le passé, ellel’achèvera. Elle fait à la civilisation une incision profonde, d’oùsortira la santé du genre humain. Vous souffrez ? sans doute.Combien de temps cela durera-t-il ? le temps de l’opération.Ensuite vous vivrez. La révolution ampute le monde. De là cettehémorragie, 93.

– Le chirurgien est calme, dit Gauvain, et leshommes que je vois sont violents.

– La révolution, répliqua Cimourdain, veutpour l’aider des ouvriers farouches. Elle repousse toute main quitremble. Elle n’a foi qu’aux inexorables. Danton, c’est leterrible, Robespierre, c’est l’inflexible, Saint-Just, c’estl’irréductible, Marat, c’est l’implacable. Prends-y garde, Gauvain.Ces noms-là sont nécessaires. Ils valent pour nous des armées. Ilsterrifieront l’Europe.

– Et peut-être aussi l’avenir, ditGauvain.

Il s’arrêta, et repartit :

– Du reste, mon maître, vous faites erreur, jen’accuse personne. Selon moi, le vrai point de vue de larévolution, c’est l’irresponsabilité. Personne n’est innocent,personne n’est coupable. Louis XVI, c’est un mouton jeté parmi deslions. Il veut fuir, il veut se sauver, il cherche à sedéfendre ; il mordrait, s’il pouvait. Mais n’est pas lion quiveut. Sa velléité passe pour crime. Ce mouton en colère montre lesdents. Le traître ! disent les lions. Et ils le mangent. Celafait, ils se battent entre eux.

– Le mouton est une bête.

– Et les lions, que sont-ils ?

Cette réplique fit songer Cimourdain. Ilreleva la tête et dit : Ces lions-là sont des consciences. Ceslions-là sont des idées. Ces lions-là sont des principes.

– Ils font la Terreur.

– Un jour, la révolution sera la justificationde la Terreur.

– Craignez que la Terreur ne soit la calomniede la révolution.

Et Gauvain reprit :

– Liberté, Égalité, Fraternité, ce sont desdogmes de paix et d’harmonie. Pourquoi leur donner un aspecteffrayant ? Que voulons-nous ? conquérir les peuples à larépublique universelle. Eh bien, ne leur faisons pas peur. À quoibon l’intimidation ? Pas plus que les oiseaux, les peuples nesont attirés par l’épouvantail. Il ne faut pas faire le mal pourfaire le bien. On ne renverse pas le trône pour laisser l’échafauddebout. Mort aux rois, et vie aux nations. Abattons les couronnes,épargnons les têtes. La révolution, c’est la concorde, et nonl’effroi. Les idées douces sont mal servies par les hommesincléments. Amnistie est pour moi le plus beau mot de la languehumaine. Je ne veux verser de sang qu’en risquant le mien. Du resteje ne sais que combattre, et je ne suis qu’un soldat. Mais si l’onne peut pardonner, cela ne vaut pas la peine de vaincre. Soyonspendant la bataille les ennemis de nos ennemis, et après lavictoire leurs frères.

– Prends garde, répéta Cimourdain pour latroisième fois. Gauvain, tu es pour moi plus que mon fils, prendsgarde !

Et il ajouta, pensif :

– Dans des temps comme les nôtres, la pitiépeut être une des formes de la trahison.

En entendant parler ces deux hommes, on eûtcru entendre le dialogue de l’épée et de la hache.

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