Quatre vingt-treize

LIVRE IV – LA MÈRE

LA MORT PASSE

 

Ce soir-là, la mère, qu’on a vue cheminantpresque au hasard, avait marché toute la journée. C’était, dureste, son histoire de tous les jours ; aller devant elle etne jamais s’arrêter. Car ses sommeils d’accablement dans le premiercoin venu n’étaient pas plus du repos que ce qu’elle mangeait çà etlà, comme les oiseaux picorent, n’était de la nourriture. Ellemangeait et dormait juste autant qu’il fallait pour ne pas tombermorte.

C’était dans une grange abandonnée qu’elleavait passé la nuit précédente ; les guerres civiles font deces masures-là ; elle avait trouvé dans un champ désert quatremurs, une porte ouverte, un peu de paille sous un reste de toit, etelle s’était couchée sur cette paille et sous ce toit, sentant àtravers la paille le glissement des rats et voyant à travers letoit le lever des astres. Elle avait dormi quelques heures ;puis s’était réveillée au milieu de la nuit, et remise en routeafin de faire le plus de chemin possible avant la grande chaleur dujour. Pour qui voyage à pied l’été, minuit est plus clément quemidi.

Elle suivait de son mieux l’itinérairesommaire que lui avait indiqué le paysan de Ventortes ; elleallait le plus possible au couchant. Qui eût été près d’elle l’eûtentendue dire sans cesse à demi-voix : – La Tourgue. – Avecles noms de ses trois enfants, elle ne savait plus guère que cemot-là.

Tout en marchant, elle songeait. Elle pensaitaux aventures qu’elle avait traversées ; elle pensait à toutce qu’elle avait souffert, à tout ce qu’elle avait accepté ;aux rencontres, aux indignités, aux conditions faites, aux marchésproposés et subis, tantôt pour un asile, tantôt pour un morceau depain, tantôt simplement pour obtenir qu’on lui montrât sa route.Une femme misérable est plus malheureuse qu’un homme misérable,parce qu’elle est instrument de plaisir. Affreuse marcheerrante ! Du reste tout lui était bien égal pourvu qu’elleretrouvât ses enfants.

Sa première rencontre, ce jour-là, avait étéun village sur la route ; l’aube paraissait à peine ;tout était encore baigné du sombre de la nuit ; pourtantquelques portes étaient déjà entre-bâillées dans la grande rue duvillage, et des têtes curieuses sortaient des fenêtres. Leshabitants avaient l’agitation d’une ruche inquiétée. Cela tenait àun bruit de roues et de ferraille qu’on avait entendu.

Sur la place, devant l’église, un groupeahuri, les yeux en l’air, regardait quelque chose descendre par laroute vers le village du haut d’une colline. C’était un chariot àquatre roues traîné par cinq chevaux attelés de chaînes. Sur lechariot on distinguait un entassement qui ressemblait à un monceaude longues solives au milieu desquelles il y avait on ne sait quoid’informe ; c’était recouvert d’une grande bâche, qui avaitl’air d’un linceul. Dix hommes à cheval marchaient en avant duchariot et dix autres en arrière. Ces hommes avaient des chapeaux àtrois cornes et l’on voyait se dresser au-dessus de leurs épaulesdes pointes qui paraissaient être des sabres nus. Tout ce cortège,avançant lentement, se découpait en vive noirceur sur l’horizon. Lechariot semblait noir, l’attelage semblait noir, les cavalierssemblaient noirs. Le matin blêmissait derrière.

Cela entra dans le village et se dirigea versla place.

Il s’était fait un peu de jour pendant ladescente de ce chariot et l’on put voir distinctement le cortège,qui paraissait une marche d’ombres, car il n’en sortait pas uneparole.

Les cavaliers étaient des gendarmes. Ilsavaient en effet le sabre nu. La bâche était noire.

La misérable mère errante entra de son côtédans le village et s’approcha de l’attroupement des paysans aumoment où arrivaient sur la place cette voiture et ces gendarmes.Dans l’attroupement, des voix chuchotaient des questions et desréponses :

– Qu’est-ce que c’est que ça ?

– C’est la guillotine qui passe.

– D’où vient-elle ?

– De Fougères.

– Où va-t-elle ?

– Je ne sais pas. On dit qu’elle va à unchâteau du côté de Parigné.

– À Parigné !

– Qu’elle aille où elle voudra, pourvu qu’ellene s’arrête pas ici !

Cette grande charrette avec son chargementvoilé d’une sorte de suaire, cet attelage, ces gendarmes, le bruitde ces chaînes, le silence de ces hommes, l’heure crépusculaire,tout cet ensemble était spectral.

Ce groupe traversa la place et sortit duvillage ; le village était dans un fond entre une montée etune descente ; au bout d’un quart d’heure, les paysans, restéslà comme pétrifiés, virent reparaître la lugubre procession ausommet de la colline qui était à l’occident. Les ornièrescahotaient les grosses roues, les chaînes de l’attelagegrelottaient au vent du matin, les sabres brillaient ; lesoleil se levait, la route tourna, tout disparut.

C’était le moment même où Georgette, dans lasalle de la bibliothèque, se réveillait à côté de ses frères encoreendormis, et disait bonjour à ses pieds roses.

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