Quatre vingt-treize

II

 

Tout à coup on entendit au dehors, en bas, ducôté de la forêt, un bruit de clairon, sorte de fanfare hautaine etsévère. À ce bruit de clairon répondit du haut de la tour un son detrompe.

Cette fois, c’était le clairon qui appelait etla trompe qui donnait la réplique.

Il y eut un deuxième coup de clairon quesuivit un deuxième son de trompe.

Puis, de la lisière de la forêt, s’éleva unevoix lointaine, mais précise, qui cria distinctementceci :

– Brigands ! sommation. Si vous n’êtespas rendus à discrétion au coucher du soleil, nous attaquons.

Une voix, qui ressemblait à un grondement,répondit de la plate-forme de la tour :

– Attaquez.

La voix d’en bas reprit :

– Un coup de canon sera tiré, comme dernieravertissement, une demi-heure avant l’assaut.

Et la voix d’en haut répéta :

– Attaquez.

Ces voix n’arrivaient pas jusqu’aux enfants,mais le clairon et la trompe portaient plus haut et plus loin, etGeorgette, au premier coup de clairon, dressa le cou, et cessa demanger ; au son de trompe, elle posa sa cuiller dans sonécuelle ; au deuxième coup de clairon, elle leva le petitindex de sa main droite, et l’abaissant et le relevant tour à tour,marqua les cadences de la fanfare, que vint prolonger le deuxièmeson de trompe ; quand la trompe et le clairon se turent, elledemeura pensive le doigt en l’air, et murmura à demi-voix : –Misique.

Nous pensons qu’elle voulait dire« musique ».

Les deux aînés, René-Jean et Gros-Alain,n’avaient pas fait attention à la trompe et au clairon ; ilsétaient absorbés par autre chose ; un cloporte était en trainde traverser la bibliothèque.

Gros-Alain l’aperçut et cria :

– Une bête.

René-Jean accourut.

Gros-Alain reprit :

– Ça pique.

– Ne lui fais pas de mal, dit René-Jean.

Et tous deux se mirent à regarder cepassant.

Cependant Georgette avait fini sa soupe ;elle chercha des yeux ses frères. René-Jean et Gros-Alain étaientdans l’embrasure d’une fenêtre, accroupis et graves au-dessus ducloporte ; ils se touchaient du front et mêlaient leurscheveux ; ils retenaient leur respiration, émerveillés, etconsidéraient la bête, qui s’était arrêtée et ne bougeait plus, peucontente de tant d’admiration.

Georgette, voyant ses frères en contemplation,voulut savoir ce que c’était. Il n’était pas aisé d’arriver jusqu’àeux, elle l’entreprit pourtant ; le trajet était hérissé dedifficultés ; il y avait des choses par terre, des tabouretsrenversés, des tas de paperasses, des caisses d’emballage déclouéeset vides, des bahuts, des monceaux quelconques autour desquels ilfallait cheminer, tout un archipel d’écueils ; Georgette s’yhasarda. Elle commença par sortir de son berceau, premiertravail ; puis elle s’engagea dans les récifs, serpenta dansles détroits, poussa un tabouret, rampa entre deux coffres, passapar-dessus une liasse de papiers, grimpant d’un côté, roulant del’autre, montrant avec douceur sa pauvre petite nudité, et parvintainsi à ce qu’un marin appellerait la mer libre, c’est-à-dire à unassez large espace de plancher qui n’était plus obstrué et où iln’y avait plus de périls ; alors elle s’élança, traversa cetespace qui était tout le diamètre de la salle, à quatre pattes,avec une vitesse de chat, et arriva près de la fenêtre ; là ily avait un obstacle redoutable, la grande échelle gisante le longdu mur venait aboutir à cette fenêtre, et l’extrémité de l’échelledépassait un peu le coin de l’embrasure ; cela faisait entreGeorgette et ses frères une sorte de cap à franchir ; elles’arrêta et médita ; son monologue intérieur terminé, elleprit son parti ; elle empoigna résolument de ses doigts rosesun des échelons, lesquels étaient verticaux et non horizontaux,l’échelle étant couchée sur un de ses montants ; elle essayade se lever sur ses pieds et retomba ; elle recommença deuxfois, elle échoua ; à la troisième fois, elle réussit ;alors, droite et debout, s’appuyant successivement à chacun deséchelons, elle se mit à marcher le long de l’échelle ; arrivéeà l’extrémité, le point d’appui lui manquait, elle trébucha, maissaisissant de ses petites mains le bout du montant qui étaiténorme, elle se redressa, doubla le promontoire, regarda René-Jeanet Gros-Alain, et rit.

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