Quatre vingt-treize

PETITES ARMÉES ET GRANDES BATAILLES

 

En arrivant à Dol, les paysans, on vient de levoir, s’étaient dispersés dans la ville, chacun faisant à sa guise,comme cela arrive quand « on obéit d’amitié »,c’était le mot des Vendéens. Genre d’obéissance qui fait des héros,mais non des troupiers. Ils avaient garé leur artillerie avec lesbagages sous les voûtes de la vieille halle, et, las, buvant,mangeant, « chapelettant », ils s’étaient couchéspêle-mêle en travers de la grande rue, plutôt encombrée que gardée.Comme la nuit tombait, la plupart s’endormirent, la tête sur leurssacs, quelques-uns ayant leur femme à côté d’eux ; car souventles paysannes suivaient les paysans ; en Vendée, les femmesgrosses servaient d’espions. C’était une douce nuit dejuillet ; les constellations resplendissaient dans le profondbleu noir du ciel. Tout ce bivouac, qui était plutôt une halte decaravane qu’un campement d’armée, se mit à sommeiller paisiblement.Tout à coup, à la lueur du crépuscule, ceux qui n’avaient pasencore fermé les yeux virent trois pièces de canon braquées àl’entrée de la grande rue.

C’était Gauvain. Il avait surpris lesgrand’gardes, il était dans la ville, et il tenait avec sa colonnela tête de la rue.

Un paysan se dressa, cria qui vive ? etlâcha son coup de fusil, un coup de canon répliqua. Puis unemousqueterie furieuse éclata. Toute la cohue assoupie se leva ensursaut. Rude secousse. S’endormir sous les étoiles et se réveillersous la mitraille.

Le premier moment fut terrible. Rien detragique comme le fourmillement d’une foule foudroyée. Ils sejetèrent sur leurs armes. On criait, on courait, beaucouptombaient. Les gars, assaillis, ne savaient plus ce qu’ilsfaisaient et s’arquebusaient les uns les autres. Il y avait desgens ahuris qui sortaient des maisons, qui y rentraient, quisortaient encore, et qui erraient dans la bagarre, éperdus. Desfamilles s’appelaient. Combat lugubre, mêlé de femmes et d’enfants.Les balles sifflantes rayaient l’obscurité. La fusillade partait detous les coins noirs. Tout était fumée et tumulte. L’enchevêtrementdes fourgons et des charrois s’y ajoutait. Les chevaux ruaient. Onmarchait sur des blessés. On entendait à terre des hurlements.Horreur de ceux-ci, stupeur de ceux-là. Les soldats et lesofficiers se cherchaient. Au milieu de tout cela, de sombresindifférences. Une femme allaitait son nouveau-né, assise contre unpan de mur auquel était adossé son mari qui avait la jambe casséeet qui, pendant que son sang coulait, chargeait tranquillement sacarabine et tirait au hasard, tuant devant lui dans l’ombre. Deshommes à plat ventre tiraient à travers les roues des charrettes.Par moments il s’élevait un hourvari de clameurs. La grosse voix ducanon couvrait tout. C’était épouvantable.

Ce fut comme un abatis d’arbres ; toustombaient les uns sur les autres, Gauvain, embusqué, mitraillait àcoup sûr, et perdait peu de monde.

Pourtant l’intrépide désordre des paysansfinit par se mettre sur la défensive ; ils se replièrent sousla halle, vaste redoute obscure, forêt de piliers de pierre. Là ilsreprirent pied ; tout ce qui ressemblait à un bois leurdonnait confiance. L’Imânus suppléait de son mieux à l’absence deLantenac. Ils avaient du canon, mais, au grand étonnement deGauvain, ils ne s’en servaient point ; cela tenait à ce que,les officiers d’artillerie étant allés avec le marquis reconnaîtrele Mont-Dol, les gars ne savaient que faire des couleuvrines et desbâtardes ; mais ils criblaient de balles les bleus qui lescanonnaient. Les paysans ripostaient par la mousqueterie à lamitraille. C’étaient eux maintenant qui étaient abrités. Ilsavaient entassé les haquets, les tombereaux, les bagages, toutesles futailles de la vieille halle, et improvisé une haute barricadeavec des claires-voies par où passaient leurs carabines. Par cestrous leur fusillade était meurtrière. Tout cela se fit vite. En unquart d’heure la halle eut un front imprenable.

Ceci devenait grave pour Gauvain. Cette hallebrusquement transformée en citadelle, c’était l’inattendu. Lespaysans étaient là, massés et solides. Gauvain avait réussi lasurprise et manqué la déroute. Il avait mis pied à terre. Attentif,ayant son épée au poing sous ses bras croisés, debout dans la lueurd’une torche qui éclairait sa batterie, il regardait toute cetteombre.

Sa haute taille dans cette clarté le faisaitvisible aux hommes de la barricade. Il était point de mire, mais iln’y songeait pas.

Les volées de balles qu’envoyait la barricades’abattaient autour de Gauvain, pensif.

Mais contre toutes ces carabines il avait ducanon. Le boulet finit toujours par avoir raison. Qui al’artillerie a la victoire. Sa batterie, bien servie, lui assuraitla supériorité.

Subitement, un éclair jaillit de la hallepleine de ténèbres, on entendit comme un coup de foudre, et unboulet vint trouer une maison au-dessus de la tête de Gauvain.

La barricade répondait au canon par lecanon.

Que se passait-il ? Il y avait dunouveau. L’artillerie maintenant n’était plus d’un seul côté.

Un second boulet suivit le premier et vints’enfoncer dans le mur tout près de Gauvain. Un troisième bouletjeta à terre son chapeau.

Ces boulets étaient de gros calibre. C’étaitune pièce de seize qui tirait.

– On vous vise, commandant, crièrent lesartilleurs.

Et ils éteignirent la torche. Gauvain, rêveur,ramassa son chapeau.

Quelqu’un en effet visait Gauvain, c’étaitLantenac.

Le marquis venait d’arriver dans la barricadepar le côté opposé.

L’Imânus avait couru à lui.

– Monseigneur, nous sommes surpris.

– Par qui ?

– Je ne sais.

– La route de Dinan est-elle libre ?

– Je le crois.

– Il faut commencer la retraite.

– Elle commence. Beaucoup se sont déjàsauvés.

– Il ne faut pas se sauver ; il faut seretirer. Pourquoi ne vous servez-vous pas del’artillerie ?

– On a perdu la tête, et puis les officiersn’étaient pas là.

– J’y vais.

– Monseigneur, j’ai dirigé sur Fougères leplus que j’ai pu des bagages, les femmes, tout l’inutile. Quefaut-il faire des trois petits prisonniers ?

– Ah ! ces enfants ?

– Oui.

– Ils sont nos otages. Fais-les conduire à laTourgue.

Cela dit, le marquis alla à la barricade. Lechef venu, tout changea de face. La barricade était mal faite pourl’artillerie, il n’y avait place que pour deux canons ; lemarquis mit en batterie deux pièces de seize auxquelles on fit desembrasures. Comme il était penché sur un de ces canons, observantla batterie ennemie par l’embrasure, il aperçut Gauvain.

– C’est lui ! cria-t-il.

Alors il prit lui-même l’écouvillon et lefouloir, chargea la pièce, fixa le fronton de mire et pointa.

Trois fois il ajusta Gauvain, et le manqua. Letroisième coup ne réussit qu’à le décoiffer.

– Maladroit ! murmura Lantenac. Un peuplus bas, j’avais la tête.

Brusquement la torche s’éteignit, et il n’eutplus devant lui que les ténèbres.

– Soit, dit-il.

Et se tournant vers les canonniers paysans, ilcria :

– À mitraille !

Gauvain de son côté n’était pas moins sérieux.La situation s’aggravait. Une phase nouvelle du combat sedessinait. La barricade en était à le canonner. Qui sait si ellen’allait point passer de la défensive à l’offensive ? Il avaitdevant lui, en défalquant les morts et les fuyards, au moins cinqmille combattants, et il ne lui restait à lui que douze centshommes maniables. Que deviendraient les républicains si l’ennemis’apercevait de leur petit nombre ? Les rôles seraientintervertis. On était assaillant, on serait assailli. Que labarricade fît une sortie, tout pouvait être perdu.

Que faire ? il ne fallait point songer àattaquer la barricade de front ; un coup de vive force étaitchimérique ; douze cents hommes ne débusquent pas cinq millehommes. Brusquer était impossible, attendre était funeste. Ilfallait en finir. Mais comment ?

Gauvain était du pays, il connaissait laville ; il savait que la vieille halle, où les Vendéenss’étaient crénelés, était adossée à un dédale de ruelles étroiteset tortueuses.

Il se tourna vers son lieutenant qui était cevaillant capitaine Guéchamp, fameux plus tard pour avoir nettoyé laforêt de Concise où était né Jean Chouan, et pour avoir, en barrantaux rebelles la chaussée de l’étang de la Chaîne, empêché la prisede Bourg-neuf.

– Guéchamp, dit-il, je vous remets lecommandement. Faites tout le feu que vous pourrez. Trouez labarricade à coups de canon. Occupez-moi tous ces gens-là.

– C’est compris, dit Guéchamp.

– Massez toute la colonne, armes chargées, ettenez-la prête à l’attaque.

Il ajouta quelques mots à l’oreille deGuéchamp.

– C’est entendu, dit Guéchamp.

Gauvain reprit :

– Tous nos tambours sont-ils surpied ?

– Oui.

– Nous en avons neuf. Gardez-en deux, donnezm’en sept.

Les sept tambours vinrent en silence se rangerdevant Gauvain.

Alors Gauvain cria :

– À moi le bataillon duBonnet-Rouge !

Douze hommes, dont un sergent, sortirent dugros de la troupe.

– Je demande tout le bataillon, ditGauvain.

– Le voilà, répondit le sergent.

– Vous êtes douze !

– Nous restons douze.

– C’est bien, dit Gauvain.

Ce sergent était le bon et rude troupierRadoub qui avait adopté au nom du bataillon les trois enfantsrencontrés dans le bois de la Saudraie.

Un demi-bataillon seulement, on s’en souvient,avait été exterminé à Herbe-en-Pail, et Radoub avait eu ce bonhasard de n’en point faire partie.

Un fourgon de fourrage était proche ;Gauvain le montra du doigt au sergent.

– Sergent, faites faire à vos hommes des liensde paille, et qu’on torde cette paille autour des fusils pour qu’onn’entende pas de bruit s’ils s’entrechoquent. Une minute s’écoula,l’ordre fut exécuté, en silence et dans l’obscurité.

– C’est fait, dit le sergent.

– Soldats, ôtez vos souliers, repritGauvain.

– Nous n’en avons pas, dit le sergent.

Cela faisait, avec les sept tambours, dix-neufhommes ; Gauvain était le vingtième.

Il cria :

– Sur une seule file. Suivez-moi. Les tamboursderrière moi. Le bataillon ensuite. Sergent, vous commanderez lebataillon.

Il prit la tête de la colonne, et, pendant quela canonnade continuait des deux côtés, ces vingt hommes, glissantcomme des ombres, s’enfoncèrent dans les ruelles désertes.

Ils marchèrent quelque temps de la sorteserpentant le long des maisons. Tout semblait mort dans laville ; les bourgeois s’étaient blottis dans les caves. Pasune porte qui ne fût barrée, pas un volet qui ne fût fermé. Delumière nulle part.

La grande rue faisait dans ce silence unfracas furieux ; le combat au canon continuait ; labatterie républicaine et la barricade royaliste se crachaient touteleur mitraille avec rage.

Après vingt minutes de marche tortueuse,Gauvain, qui dans cette obscurité cheminait avec certitude, arrivaà l’extrémité d’une ruelle d’où l’on rentrait dans la granderue ; seulement on était de l’autre côté de la halle.

La position était tournée. De ce côté-ci iln’y avait pas de retranchement, ceci est l’éternelle imprudence desconstructeurs de barricades, la halle était ouverte, et l’onpouvait entrer sous les piliers où étaient attelés quelqueschariots de bagages prêts à partir. Gauvain et ses dix-neuf hommesavaient devant eux les cinq mille Vendéens, mais de dos et non defront.

Gauvain parla à voix basse au sergent ;on défit la paille nouée autour des fusils ; les douzegrenadiers se postèrent en bataille derrière l’angle de la ruelle,et les sept tambours, la baguette haute, attendirent.

Les décharges d’artillerie étaientintermittentes. Tout à coup, dans un intervalle entre deuxdétonations, Gauvain leva son épée, et d’une voix qui, dans cesilence, sembla un éclat de clairon, il cria :

– Deux cents hommes par la droite, deux centshommes par la gauche, tout le reste sur le centre !

Les douze coups de fusil partirent et les septtambours sonnèrent la charge.

Et Gauvain jeta le cri redoutable desbleus :

– À la bayonnette ! Fonçons !

L’effet fut inouï.

Toute cette masse paysanne se sentit prise àrevers, et s’imagina avoir une nouvelle armée dans le dos. En mêmetemps, entendant le tambour, la colonne qui tenait le haut de lagrande rue et que commandait Guéchamp s’ébranla, battant la chargede son côté, et se jeta au pas de course sur la barricade ;les paysans se virent entre deux feux ; la panique est ungrossissement, dans la panique un coup de pistolet fait le bruitd’un coup de canon, toute clameur est fantôme, et l’aboiement d’unchien semble le rugissement d’un lion. Ajoutons que le paysan prendpeur comme le chaume prend feu, et, aussi aisément qu’un feu dechaume devient incendie, une peur de paysan devient déroute. Ce futune fuite inexprimable.

En quelques instants la halle fut vide, lesgars terrifiés se désagrégèrent, rien à faire pour les officiers,l’Imânus tua inutilement deux ou trois fuyards, on n’entendait quece cri : Sauve qui peut ! et cette armée, àtravers les rues de la ville comme à travers les trous d’un crible,se dispersa dans la campagne, avec une rapidité de nuée emportéepar l’ouragan.

Les uns s’enfuirent vers Châteauneuf, lesautres vers Plerguer, les autres vers Antrain.

Le marquis de Lantenac vit cette déroute. Ilencloua de sa main les canons, puis il se retira, le dernier,lentement et froidement, et il dit : Décidément les paysans netiennent pas. Il nous faut les Anglais.

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