Quatre vingt-treize

CEPENDANT LE SOLEIL SE LÈVE

 

Le jour ne tarda pas à poindre àl’horizon.

En même temps que le jour, une chose étrange,immobile, surprenante, et que les oiseaux du ciel ne connaissaientpas, apparut sur le plateau de la Tourgue au-dessus de la forêt deFougères.

Cela avait été mis là dans la nuit. C’étaitdressé, plutôt que bâti. De loin sur l’horizon c’était unesilhouette faite de lignes droites et dures ayant l’aspect d’unelettre hébraïque ou d’un de ces hiéroglyphes d’Égypte qui faisaientpartie de l’alphabet de l’antique énigme.

Au premier abord, l’idée que cette choseéveillait était l’idée de l’inutile. Elle était là parmi lesbruyères en fleur. On se demandait à quoi cela pouvait servir. Puison sentait venir un frisson. C’était une sorte de tréteau ayantpour pieds quatre poteaux. À un bout du tréteau, deux hautessolives, debout et droites, reliées à leur sommet par une traverse,élevaient et tenaient suspendu un triangle qui semblait noir surl’azur du matin. À l’autre bout du tréteau, il y avait une échelle.Entre les deux solives, en bas, au-dessous du triangle, ondistinguait une sorte de panneau composé de deux sections mobilesqui, en s’ajustant l’une à l’autre, offraient au regard un trourond à peu près de la dimension du cou d’un homme. La sectionsupérieure du panneau glissait dans une rainure, de façon à pouvoirse hausser ou s’abaisser. Pour l’instant, les deux croissants quien se rejoignant formaient le collier étaient écartés. Onapercevait au pied des deux piliers portant le triangle une planchepouvant tourner sur charnière et ayant l’aspect d’une bascule. Àcôté de cette planche il y avait un panier long, et entre les deuxpiliers, en avant, et à l’extrémité du tréteau, un panier carré.C’était peint en rouge. Tout était en bois, excepté le triangle quiétait en fer. On sentait que cela avait été construit par deshommes, tant c’était laid, mesquin et petit ; et cela auraitmérité d’être apporté là par des génies, tant c’étaitformidable.

Cette bâtisse difforme, c’était laguillotine.

En face, à quelques pas, dans le ravin, il yavait un autre monstre, la Tourgue. Un monstre de pierre faisantpendant au monstre de bois. Et, disons-le, quand l’homme a touchéau bois et à la pierre, le bois et la pierre ne sont plus ni boisni pierre, et prennent quelque chose de l’homme. Un édifice est undogme, une machine est une idée.

La Tourgue était cette résultante fatale dupassé qui s’appelait la Bastille à Paris, la Tour de Londres enAngleterre, le Spielberg en Allemagne, l’Escurial en Espagne, leKremlin à Moscou, le château Saint-Ange à Rome.

Dans la Tourgue étaient condensés quinze centsans, le moyen âge, le vasselage, la glèbe, la féodalité ; dansla guillotine une année, 93 ; et ces douze mois faisaientcontre-poids à ces quinze siècles.

La Tourgue, c’était la monarchie ; laguillotine, c’était la révolution.

Confrontation tragique.

D’un côté, la dette ; de l’autre,l’échéance. D’un côté, l’inextricable complication gothique, leserf, le seigneur, l’esclave, le maître, la roture, la noblesse, lecode multiple ramifié en coutumes, le juge et le prêtre coalisés,les ligatures innombrables, le fisc, les gabelles, la mainmorte,les capitations, les exceptions, les prérogatives, les préjugés,les fanatismes, le privilège royal de banqueroute, le sceptre, letrône, le bon plaisir, le droit divin ; de l’autre, cettechose simple, un couperet.

D’un côté, le nœud ; de l’autre, lahache.

La Tourgue avait été longtemps seule dans cedésert. Elle était là avec ses mâchicoulis d’où avaient ruisselél’huile bouillante, la poix enflammée et le plomb fondu, avec sesoubliettes pavées d’ossements, avec sa chambre aux écartèlements,avec la tragédie énorme dont elle était remplie ; elle avaitdominé de sa figure funeste cette forêt, elle avait eu dans cetteombre quinze siècles de tranquillité farouche, elle avait été dansce pays l’unique puissance, l’unique respect et l’uniqueeffroi ; elle avait régné ; elle avait été, sans partage,la barbarie ; et tout à coup elle voyait se dresser devantelle et contre elle, quelque chose, – plus que quelque chose, –quelqu’un d’aussi horrible qu’elle, la guillotine.

La pierre semble quelquefois avoir des yeuxétranges. Une statue observe, une tour guette, une façade d’édificecontemple. La Tourgue avait l’air d’examiner la guillotine.

Elle avait l’air de s’interroger.

Qu’était-ce que cela ?

Il semblait que cela était sorti de terre.

Et cela en était sorti en effet.

Dans la terre fatale avait germé l’arbresinistre. De cette terre, arrosée de tant de sueurs, de tant delarmes, de tant de sang, de cette terre où avaient été creuséestant de fosses, tant de tombes, tant de cavernes, tant d’embûches,de cette terre où avaient pourri toutes les espèces de morts faitspar toutes les espèces de tyrannies, de cette terre superposée àtant d’abîmes, et où avaient été enfouis tant de forfaits, semencesaffreuses, de cette terre profonde, était sortie, au jour marqué,cette inconnue, cette vengeresse, cette féroce machineporte-glaive, et 93 avait dit au vieux monde :

– Me voilà.

Et la guillotine avait le droit de dire audonjon :

– Je suis ta fille.

Et en même temps le donjon, car ces chosesfatales vivent d’une vie obscure, se sentait tué par elle.

La Tourgue, devant la redoutable apparition,avait on ne sait quoi d’effaré. On eût dit qu’elle avait peur. Lamonstrueuse masse de granit était majestueuse et infâme, cetteplanche avec son triangle était pire. La toute-puissante déchueavait l’horreur de la toute-puissante nouvelle. L’histoirecriminelle considérait l’histoire justicière. La violenced’autrefois se comparait à la violence d’à présent ; l’antiqueforteresse, l’antique prison, l’antique seigneurie, où avaienthurlé les patients démembrés, la construction de guerre et demeurtre, hors de service et hors de combat, violée, démantelée,découronnée, tas de pierres valant un tas de cendres, hideuse,magnifique et morte, toute pleine du vertige des siècleseffrayants, regardait passer la terrible heure vivante. Hierfrémissait devant Aujourd’hui, la vieille férocité constatait etsubissait la nouvelle épouvante, ce qui n’était plus que le néantouvrait des yeux d’ombre devant ce qui était la terreur, et lefantôme regardait le spectre.

La nature est impitoyable ; elle neconsent pas à retirer ses fleurs, ses musiques, ses parfums et sesrayons devant l’abomination humaine ; elle accable l’homme ducontraste de la beauté divine avec la laideur sociale ; ellene lui fait grâce ni d’une aile de papillon ni d’un chantd’oiseau ; il faut qu’en plein meurtre, en pleine vengeance,en pleine barbarie, il subisse le regard des choses sacrées ;il ne peut se soustraire à l’immense reproche de la douceuruniverselle et à l’implacable sérénité de l’azur. Il faut que ladifformité des lois humaines se montre toute nue au milieu del’éblouissement éternel. L’homme brise et broie, l’homme stérilise,l’homme tue ; l’été reste l’été, le lys reste le lys, l’astrereste l’astre.

Ce matin-là, jamais le ciel frais du jourlevant n’avait été plus charmant. Un vent tiède remuait lesbruyères, les vapeurs rampaient mollement dans les branchages, laforêt de Fougères, toute pénétrée de l’haleine qui sort dessources, fumait dans l’aube comme une vaste cassolette pleined’encens ; le bleu du firmament, la blancheur des nuées, laclaire transparence des eaux, la verdure, cette gamme harmonieusequi va de l’aigue-marine à l’émeraude, les groupes d’arbresfraternels, les nappes d’herbes, les plaines profondes, tout avaitcette pureté qui est l’éternel conseil de la nature à l’homme. Aumilieu de tout cela s’étalait l’affreuse impudeur humaine ; aumilieu de tout cela apparaissaient la forteresse et l’échafaud, laguerre et le supplice, les deux figures de l’âge sanguinaire et dela minute sanglante ; la chouette de la nuit du passé et lachauve-souris du crépuscule de l’avenir. En présence de la créationfleurie, embaumée, aimante et charmante, le ciel splendide inondaitd’aurore la Tourgue et la guillotine, et semblait dire auxhommes : Regardez ce que je fais et ce que vous faites.

Tels sont les formidables usages que le soleilfait de sa lumière.

Ce spectacle avait des spectateurs.

Les quatre mille hommes de la petite arméeexpéditionnaire étaient rangés en ordre de combat sur le plateau.Ils entouraient la guillotine de trois côtés, de façon à tracerautour d’elle, en plan géométral, la figure d’un E ; labatterie placée au centre de la plus grande ligne faisait le crande l’E. La machine rouge était comme enfermée dans ces trois frontsde bataille, sorte de muraille de soldats repliée des deux côtésjusqu’aux bords de l’escarpement du plateau ; le quatrièmecôté, le côté ouvert, était le ravin même, et regardait laTourgue.

Cela faisait une place en carré long, aumilieu de laquelle était l’échafaud. À mesure que le jour montait,l’ombre portée de la guillotine décroissait sur l’herbe.

Les artilleurs étaient à leurs pièces, mèchesallumées.

Une douce fumée bleue s’élevait duravin ; c’était l’incendie du pont qui achevait d’expirer.

Cette fumée estompait sans la voiler laTourgue dont la haute plate-forme dominait tout l’horizon. Entrecette plate-forme et la guillotine il n’y avait que l’intervalle duravin. De l’une à l’autre on pouvait se parler.

Sur cette plate-forme avaient été transportéesla table du tribunal et la chaise ombragée de drapeaux tricolores.Le jour se levait derrière la Tourgue et faisait saillir en noir lamasse de la forteresse et, à son sommet, sur la chaise du tribunalet sous le faisceau de drapeaux, la figure d’un homme assis,immobile et les bras croisés.

Cet homme était Cimourdain. Il avait, comme laveille, son costume de délégué civil, sur la tête le chapeau àpanache tricolore, le sabre au côté et les pistolets à laceinture.

Il se taisait. Tous se taisaient. Les soldatsavaient le fusil au pied et baissaient les yeux. Ils se touchaientdu coude, mais ne se parlaient pas. Ils songeaient confusément àcette guerre, à tant de combats, aux fusillades des haies sivaillamment affrontées, aux nuées de paysans furieux chassés parleur souffle, aux citadelles prises, aux batailles gagnées, auxvictoires, et il leur semblait maintenant que toute cette gloireleur tournait en honte. Une sombre attente serrait toutes lespoitrines. On voyait sur l’estrade de la guillotine le bourreau quiallait et venait. La clarté grandissante du matin emplissaitmajestueusement le ciel.

Soudain on entendit ce bruit voilé que fontles tambours couverts d’un crêpe. Ce roulement funèbreapprocha ; les rangs s’ouvrirent, et un cortège entra dans lecarré, et se dirigea vers l’échafaud.

D’abord, les tambours noirs, puis unecompagnie de grenadiers, l’arme basse, puis un peloton degendarmes, le sabre nu, puis le condamné, – Gauvain.

Gauvain marchait librement. Il n’avait decordes ni aux pieds ni aux mains. Il était en petit uniforme ;il avait son épée.

Derrière lui venait un autre peloton degendarmes.

Gauvain avait encore sur le visage cette joiepensive qui l’avait illuminé au moment où il avait dit àCimourdain : Je pense à l’avenir. Rien n’était ineffable etsublime comme ce sourire continué.

En arrivant sur le lieu triste, son premierregard fut pour le haut de la tour. Il dédaigna la guillotine.

Il savait que Cimourdain se ferait un devoird’assister à l’exécution. Il le chercha des yeux sur laplate-forme. Il l’y trouva.

Cimourdain était blême et froid. Ceux quiétaient près de lui n’entendaient pas son souffle.

Quand il aperçut Gauvain, il n’eut pas untressaillement.

Gauvain cependant s’avançait versl’échafaud.

Tout en marchant, il regardait Cimourdain etCimourdain le regardait. Il semblait que Cimourdain s’appuyât surce regard.

Gauvain arriva au pied de l’échafaud. Il ymonta.

L’officier qui commandait les grenadiers l’ysuivit.

Il défit son épée et la remit à l’officier, ilôta sa cravate et la remit au bourreau.

Il ressemblait à une vision. Jamais il n’avaitapparu plus beau. Sa chevelure brune flottait au vent ; on necoupait pas les cheveux alors. Son cou blanc faisait songer à unefemme, et son œil héroïque et souverain faisait songer à unarchange. Il était sur l’échafaud, rêveur. Ce lieu-là aussi est unsommet. Gauvain y était debout, superbe et tranquille. Le soleil,l’enveloppant, le mettait comme dans une gloire.

Il fallait pourtant lier le patient. Lebourreau vint, une corde à la main.

En ce moment-là, quand ils virent leur jeunecapitaine si décidément engagé sous le couteau, les soldats n’ytinrent plus ; le cœur de ces gens de guerre éclata. Onentendit cette chose énorme, le sanglot d’une armée. Une clameurs’éleva : Grâce ! grâce ! Quelques-uns tombèrent àgenoux ; d’autres jetaient leurs fusils et levaient les brasvers la plate-forme où était Cimourdain. Un grenadier cria enmontrant la guillotine :

– Reçoit-on des remplaçants pour ça ? Mevoici. – Tous répétaient frénétiquement : Grâce !grâce ! et des lions qui auraient entendu cela eussent étéémus ou effrayés, car les larmes des soldats sont terribles.

Le bourreau s’arrêta, ne sachant plus quefaire.

Alors une voix brève et basse, et que touspourtant entendirent, tant elle était sinistre, cria du haut de latour :

– Force à la loi !

On reconnut l’accent inexorable. Cimourdainavait parlé. L’armée frissonna.

Le bourreau n’hésita plus. Il s’approchatenant sa corde.

– Attendez, dit Gauvain.

Il se tourna vers Cimourdain, lui fit, de samain droite encore libre, un geste d’adieu, puis se laissalier.

Quand il fut lié, il dit aubourreau :

– Pardon. Un moment encore.

Et il cria :

– Vive la République !

On le coucha sur la bascule. Cette têtecharmante et fière s’emboîta dans l’infâme collier. Le bourreau luireleva doucement les cheveux, puis pressa le ressort ; letriangle se détacha et glissa lentement d’abord, puisrapidement ; on entendit un coup hideux…

Au même instant on en entendit un autre. Aucoup de hache répondit un coup de pistolet. Cimourdain venait desaisir un des pistolets qu’il avait à sa ceinture, et, au moment oùla tête de Gauvain roulait dans le panier, Cimourdain se traversaitle cœur d’une balle. Un flot de sang lui sortit de la bouche, iltomba mort.

Et ces deux âmes, sœurs tragiques,s’envolèrent ensemble, l’ombre de l’une mêlée à la lumière de l’autre.

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