Quatre vingt-treize

LE CAIMAND

 

Le marquis de Lantenac, nous le nommerons parson nom désormais, répondit gravement :

– Soit. Livrez-moi.

L’homme poursuivit :

– Nous sommes tous deux chez nous ici, vousdans le château, moi dans le buisson.

– Finissons. Faites. Livrez-moi, dit lemarquis.

L’homme continua :

– Vous alliez à la métairie d’Herbe-en-Pail,n’est-ce pas ?

– Oui.

– N’y allez point.

– Pourquoi ?

– Parce que les bleus y sont.

– Depuis quand ?

– Depuis trois jours.

– Les habitants de la ferme et du hameauont-ils résisté ?

– Non. Ils ont ouvert toutes les portes.

– Ah ! dit le marquis.

L’homme montra du doigt le toit de la métairiequ’on apercevait à quelque distance par-dessus les arbres.

– Voyez-vous le toit, monsieur lemarquis ?

– Oui.

– Voyez-vous ce qu’il y a dessus ?

– Qui flotte ?

– Oui.

– C’est un drapeau.

– Tricolore, dit l’homme.

C’était l’objet qui avait déjà attirél’attention du marquis quand il était au haut de la dune.

– Ne sonne-t-on pas le tocsin ? demandale marquis.

– Oui.

– À cause de quoi ?

– Évidemment à cause de vous.

– Mais on ne l’entend pas ?

– C’est le vent qui empêche.

L’homme continua :

– Vous avez vu votre affiche ?

– Oui.

– On vous cherche.

Et, jetant un regard du côté de la métairie,il ajouta :

– Il y a là un demi-bataillon.

– De républicains ?

– Parisiens.

– Eh bien, dit le marquis, marchons.

Et il fit un pas vers la métairie.

L’homme lui saisit le bras.

– N’y allez pas.

– Et où voulez-vous que j’aille ?

– Chez moi.

Le marquis regarda le mendiant.

– Écoutez, monsieur le marquis, ce n’est pasbeau chez moi, mais c’est sûr. Une cabane plus basse qu’une cave.Pour plancher un lit de varech, pour plafond un toit de branches etd’herbe. Venez. À la métairie vous seriez fusillé. Chez moi vousdormirez. Vous devez être las ; et demain matin les bleus seseront remis en marche, et vous irez où vous voudrez.

Le marquis considérait cet homme.

– De quel côté êtes-vous donc ? demandale marquis ; êtes-vous républicain ? êtes-vousroyaliste ?

– Je suis un pauvre.

– Ni royaliste, ni républicain ?

– Je ne crois pas.

– Êtes-vous pour ou contre le roi ?

– Je n’ai pas le temps de ça.

– Qu’est-ce que vous pensez de ce qui sepasse ?

– Je n’ai pas de quoi vivre.

– Pourtant vous venez à mon secours.

– J’ai vu que vous étiez hors la loi.Qu’est-ce que c’est que cela, la loi ? On peut donc êtredehors. Je ne comprends pas. Quant à moi, suis-je dans laloi ? suis-je hors la loi ? Je n’en sais rien. Mourir defaim, est-ce être dans la loi ?

– Depuis quand mourez-vous de faim ?

– Depuis toute ma vie.

– Et vous me sauvez ?

– Oui.

– Pourquoi ?

– Parce que j’ai dit : Voilà encore unplus pauvre que moi. J’ai le droit de respirer, lui ne l’a pas.

– C’est vrai. Et vous me sauvez ?

– Sans doute. Nous voilà frères, monseigneur.Je demande du pain, vous demandez la vie. Nous sommes deuxmendiants.

– Mais savez-vous que ma tête est mise àprix ?

– Oui.

– Comment le savez-vous ?

– J’ai lu l’affiche.

– Vous savez lire ?

– Oui. Et écrire aussi. Pourquoi serais-je unebrute ?

– Alors, puisque vous savez lire, et puisquevous avez lu l’affiche, vous savez qu’un homme qui me livreraitgagnerait soixante mille francs ?

– Je le sais.

– Pas en assignats.

– Oui, je sais, en or.

– Vous savez que soixante mille francs, c’estune fortune ?

– Oui.

– Et que quelqu’un qui me livrerait ferait safortune ?

– Eh bien, après ?

– Sa fortune !

– C’est justement ce que j’ai pensé. En vousvoyant je me suis dit : Quand je pense que quelqu’un quilivrerait cet homme-ci gagnerait soixante mille francs et ferait safortune ! Dépêchons-nous de le cacher.

Le marquis suivit le pauvre.

Ils entrèrent dans un fourré. La tanière dumendiait était là. C’était une sorte de chambre qu’un grand vieuxchêne avait laissé prendre chez lui à cet homme ; elle étaitcreusée sous ses racines et couverte de ses branches. C’étaitobscur, bas, caché, invisible. Il y avait place pour deux.

– J’ai prévu que je pouvais avoir un hôte, ditle mendiant.

Cette espèce de logis sous terre, moins rareen Bretagne qu’on ne croit, s’appelle en langue paysannecarnichot. Ce nom s’applique aussi à des cachettespratiquées dans l’épaisseur des murs.

C’est meublé de quelques pots, d’un grabat depaille ou de goémon lavé et séché, d’une grosse couverture decréseau, et de quelques mèches de suif avec un briquet et des tigescreuses de brane-ursine pour allumettes.

Ils se courbèrent, rampèrent un peu,pénétrèrent dans la chambre où les grosses racines de l’arbredécoupaient des compartiments bizarres, et s’assirent sur un tas devarech sec qui était le lit. L’intervalle de deux racines par oùl’on entrait et qui servait de porte donnait quelque clarté. Lanuit était venue, mais le regard se proportionne à la lumière, etl’on finit par trouver toujours un peu de jour dans l’ombre. Unreflet du clair de lune blanchissait vaguement l’entrée. Il y avaitdans un coin une cruche d’eau, une galette de sarrasin et deschâtaignes.

– Soupons, dit le pauvre.

Ils se partagèrent les châtaignes ; lemarquis donna son morceau de biscuit ; ils mordirent à la mêmemiche de blé noir et burent à la cruche l’un après l’autre.

Ils causèrent.

Le marquis se mit à interroger cet homme.

– Ainsi, tout ce qui arrive ou rien, c’estpour vous la même chose ?

– À peu près. Vous êtes des seigneurs, vousautres. Ce sont vos affaires.

– Mais enfin, ce qui se passe…

– Ça se passe là-haut.

Le mendiant ajouta :

– Et puis il y a des choses qui se passentencore plus haut, le soleil qui se lève, la lune qui augmente oudiminue, c’est de celles-là que je m’occupe.

Il but une gorgée à la cruche etdit :

– La bonne eau fraîche !

Et il reprit :

– Comment trouvez-vous cette eau,monseigneur ?

– Comment vous appelez-vous ? dit lemarquis.

– Je m’appelle Tellmarch, et l’on m’appelle leCaimand.

– Je sais. Caimand est un mot du pays.

– Qui veut dire mendiant. On me surnomme aussile Vieux.

Il poursuivit :

– Voilà quarante ans qu’on m’appelle leVieux.

– Quarante ans ! mais vous étiezjeune ?

– Je n’ai jamais été jeune. Vous l’êtestoujours, vous, monsieur le marquis. Vous avez des jambes de vingtans, vous escaladez la grande dune ; moi, je commence à neplus marcher ; au bout d’un quart de lieue je suis las. Noussommes pourtant du même âge ; mais les riches, ça a sur nousun avantage, c’est que ça mange tous les jours. Mangerconserve.

Le mendiant, après un silence,continua :

– Les pauvres, les riches, c’est une terribleaffaire. C’est ce qui produit les catastrophes. Du moins, ça mefait cet effet-là. Les pauvres veulent être riches, les riches neveulent pas être pauvres. Je crois que c’est un peu là le fond. Jene m’en mêle pas. Les événements sont les événements. Je ne suis nipour le créancier, ni pour le débiteur. Je sais qu’il y a une detteet qu’on la paye. Voilà tout. J’aurais mieux aimé qu’on ne tuât pasle roi, mais il me serait difficile de dire pourquoi. Après ça, onme répond : Mais autrefois, comme on vous accrochait les gensaux arbres pour rien du tout ! Tenez, moi, pour un méchantcoup de fusil tiré à un chevreuil du roi, j’ai vu pendre un hommequi avait une femme et sept enfants. Il y a à dire des deuxcôtés.

Il se tut encore, puis ajouta :

– Vous comprenez, je ne sais pas au juste, onva, on vient, il se passe des choses ; moi, je suis là sousles étoiles.

Tellmarch eut encore une interruption derêverie, puis continua :

– Je suis un peu rebouteux, un peu médecin, jeconnais les herbes, je tire parti des plantes, les paysans mevoient attentif devant rien, et cela me fait passer pour sorcier.Parce que je songe, on croit que je sais.

– Vous êtes du pays ? dit le marquis.

– Je n’en suis jamais sorti.

– Vous me connaissez ?

– Sans doute. La dernière fois que je vous aivu, c’est à votre dernier passage, il y a deux ans. Vous êtes alléd’ici en Angleterre. Tout à l’heure j’ai aperçu un homme au haut dela dune. Un homme de grande taille. Les hommes grands sontrares ; c’est un pays d’hommes petits, la Bretagne. J’ai bienregardé, j’avais lu l’affiche. J’ai dit : tiens ! Etquand vous êtes descendu, il y avait de la lune, je vous aireconnu.

– Pourtant, moi, je ne vous connais pas.

– Vous m’avez vu, mais vous ne m’avez pasvu.

Et Tellmarch le Caimand ajouta :

– Je vous voyais, moi. De mendiant à passant,le regard n’est pas le même.

– Est-ce que je vous avais rencontréautrefois ?

– Souvent, puisque je suis votre mendiant.J’étais le pauvre du bas du chemin de votre château. Vous m’avezdans l’occasion fait l’aumône ; mais celui qui donne neregarde pas, celui qui reçoit examine et observe. Qui dit mendiantdit espion. Mais moi, quoique souvent triste, je tâche de ne pasêtre un mauvais espion. Je tendais la main, vous ne voyiez que lamain, et vous y jetiez l’aumône dont j’avais besoin le matin pourne pas mourir de faim le soir. On est des fois des vingt-quatreheures sans manger. Quelquefois un sou, c’est la vie. Je vous doisla vie, je vous la rends.

– C’est vrai, vous me sauvez.

– Oui, je vous sauve, monseigneur.

Et la voix de Tellmarch devint grave.

– À une condition.

– Laquelle ?

– C’est que vous ne venez pas ici pour fairele mal.

– Je viens ici pour faire le bien, dit lemarquis.

– Dormons, dit le mendiant.

Ils se couchèrent côte à côte sur le lit devarech.

Le mendiant fut tout de suite endormi. Lemarquis, bien que très las, resta un moment rêveur, puis, danscette ombre, il regarda le pauvre, et se coucha. Se coucher sur celit, c’était se coucher sur le sol ; il en profita pour collerson oreille à terre, et il écouta.

Il y avait sous la terre un sombrebourdonnement ; on sait que le son se propage dans lesprofondeurs du sol ; on entendait le bruit des cloches.

Le tocsin continuait.

Le marquis s’endormit.

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