Quatre vingt-treize

RADOUB

 

Ici les assaillants eurent une stupeur. Radoubétait entré par le trou de brèche, à la tête de la colonned’attaque, lui sixième, et sur ces six hommes du bataillonparisien, quatre étaient déjà tombés. Après qu’il eut jeté cecri : Moi ! on le vit, non avancer, mais reculer, et,baissé, courbé, rampant presque entre les jambes des combattants,regagner l’ouverture de la brèche, et sortir. Était-ce unefuite ? Un tel homme fuir ? Qu’est-ce que cela voulaitdire ?

Arrivé hors de la brèche, Radoub, encoreaveuglé par la fumée, se frotta les yeux comme pour en ôterl’horreur et la nuit, et, à la lueur des étoiles, regarda lamuraille de la tour. Il fit ce signe de tête satisfait qui veutdire : Je ne m’étais pas trompé.

Radoub avait remarqué que la lézarde profondede l’explosion de la mine montait au-dessus de la brèche jusqu’àcette meurtrière du premier étage dont un boulet avait défoncé etdisloqué l’armature de fer. Le réseau des barreaux rompus pendait àdemi arraché, et un homme pouvait passer.

Un homme pouvait passer, mais un hommepouvait-il monter ? Par la lézarde, oui, à la condition d’êtreun chat.

C’est ce qu’était Radoub. Il était de cetterace que Pindare appelle « les athlètes agiles ». On peutêtre vieux soldat et homme jeune ; Radoub, qui avait étégarde-française, n’avait pas quarante ans. C’était un Herculeleste.

Radoub posa à terre son mousqueton, ôta sabuffleterie, quitta son habit et sa veste, et ne garda que ses deuxpistolets qu’il mit dans la ceinture de son pantalon et son sabrenu qu’il prit entre ses dents. La crosse des deux pistolets passaitau-dessus de sa ceinture.

Ainsi allégé de l’inutile, et suivi des yeuxdans l’obscurité par tous ceux de la colonne d’attaque quin’étaient pas encore entrés dans la brèche, il se mit à gravir lespierres de la lézarde du mur comme les marches d’un escalier.N’avoir pas de souliers lui fut utile ; rien ne grimpe commeun pied nu ; il crispait ses orteils dans les trous despierres. Il se hissait avec ses poings et s’affermissait avec sesgenoux. La montée était rude. C’était quelque chose comme uneascension le long des dents d’une scie. – Heureusement, pensait-il,qu’il n’y a personne dans la chambre du premier étage, car on ne melaisserait pas escalader ainsi.

Il n’avait pas moins de quarante pieds àgravir de cette façon. À mesure qu’il montait, un peu gêné par lespommeaux saillants de ses pistolets, la lézarde allait serétrécissant, et l’ascension devenait de plus en plus difficile. Lerisque de la chute augmentait en même temps que la profondeur duprécipice.

Enfin il parvint au rebord de lameurtrière ; il écarta le grillage tordu et descellé, il avaitlargement de quoi passer, il se souleva d’un effort puissant,appuya son genou sur la corniche du rebord, saisit d’une main untronçon de barreau à droite, de l’autre main un tronçon à gauche,et se dressa jusqu’à mi-corps devant l’embrasure de la meurtrière,le sabre aux dents, suspendu par ses deux poings sur l’abîme.

Il n’avait plus qu’une enjambée à faire poursauter dans la salle du premier étage.

Mais une face apparut dans la meurtrière.

Radoub vit brusquement devant lui dans l’ombrequelque chose d’effroyable ; un œil crevé, une mâchoirefracassée, un masque sanglant.

Ce masque, qui n’avait plus qu’une prunelle,le regardait.

Ce masque avait deux mains ; ces deuxmains sortirent de l’ombre et s’avancèrent vers Radoub ;l’une, d’une seule poignée, lui prit ses deux pistolets dans saceinture, l’autre lui ôta son sabre des dents.

Radoub était désarmé. Son genou glissait surle plan incliné de la corniche, ses deux poings crispés auxtronçons du grillage suffisaient à peine à le soutenir, et il avaitderrière lui quarante pieds de précipice.

Ce masque et ces mains, c’étaitChante-en-hiver.

Chante-en-hiver, suffoqué par la fumée quimontait d’en bas, avait réussi à entrer dans l’embrasure de lameurtrière, là l’air extérieur l’avait ranimé, la fraîcheur de lanuit avait figé son sang, et il avait repris un peu de force ;tout à coup il avait vu surgir au dehors devant l’ouverture letorse de Radoub ; alors, Radoub ayant les mains cramponnéesaux barreaux et n’ayant que le choix de se laisser tomber ou de selaisser désarmer, Chante-en-hiver, épouvantable et tranquille, luiavait cueilli ses pistolets à sa ceinture et son sabre entre lesdents.

Un duel inouï commença. Le duel du désarmé etdu blessé.

Évidemment, le vainqueur c’était le mourant.Une balle suffisait pour jeter Radoub dans le gouffre béant sousses pieds.

Par bonheur pour Radoub, Chante-en-hiver,ayant les deux pistolets dans une seule main, ne put en tirer un etfut forcé de se servir du sabre. Il porta un coup de pointe àl’épaule de Radoub. Ce coup de sabre blessa Radoub et le sauva.

Radoub, sans armes, mais ayant toute sa force,dédaigna sa blessure qui d’ailleurs n’avait pas entamé l’os, fit unsoubresaut en avant, lâcha les barreaux et bondit dansl’embrasure.

Là il se trouva face à face avecChante-en-hiver, qui avait jeté le sabre derrière lui et qui tenaitles deux pistolets dans ses deux poings.

Chante-en-hiver, dressé sur ses genoux, ajustaRadoub presque à bout portant, mais son bras affaibli tremblait, etil ne tira pas tout de suite.

Radoub profita de ce répit pour éclater derire.

– Dis donc, cria-t-il, Vilain-à-voir !est-ce que tu crois me faire peur avec ta gueule en bœuf à lamode ? Sapristi, comme on t’a délabré le minois !

Chante-en-hiver le visait.

Radoub continua :

– Ce n’est pas pour dire, mais tu as eu lagargoine joliment chiffonnée par la mitraille. Mon pauvre garçon,Bellone t’a fracassé la physionomie. Allons, allons, crache tonpetit coup de pistolet, mon bonhomme.

Le coup partit et passa si près de la têtequ’il arracha à Radoub la moitié de l’oreille. Chante-en-hiveréleva l’autre bras armé du second pistolet, mais Radoub ne luilaissa pas le temps de viser.

– J’ai assez d’une oreille de moins,cria-t-il. Tu m’as blessé deux fois. À moi la belle !

Et il se rua sur Chante-en-hiver, lui rejetale bras en l’air, fit partir le coup qui alla n’importe où, et luisaisit et lui mania sa mâchoire disloquée.

Chante-en-hiver poussa un rugissement ets’évanouit.

Radoub l’enjamba et le laissa dansl’embrasure.

– Maintenant que je t’ai fait savoir monultimatum, dit-il, ne bouge plus. Reste là, méchant traîne-à-terre.Tu penses bien que je ne vais pas à présent m’amuser à temassacrer. Rampe à ton aise sur le sol, concitoyen de mes savates.Meurs, c’est toujours ça de fait. C’est tout à l’heure que tu vassavoir que ton curé ne te disait que des bêtises. Va-t’en dans legrand mystère, paysan.

Et il sauta dans la salle du premierétage.

– On n’y voit goutte, grommela-t-il.

Chante-en-hiver s’agitait convulsivement ethurlait à travers l’agonie. Radoub se retourna.

– Silence ! fais-moi le plaisir de tetaire, citoyen sans le savoir. Je ne me mêle plus de ton affaire.Je méprise de t’achever. Fiche-moi la paix.

Et, inquiet, il fourra son poing dans sescheveux, tout en considérant Chante-en-hiver.

– Ah çà, qu’est-ce que je vais faire ?C’est bon tout ça, mais me voilà désarmé. J’avais deux coups àtirer. Tu me les as gaspillés, animal ! Et avec ça une fuméequi vous fait aux yeux un mal de chien !

Et rencontrant son oreille déchirée :

– Aïe ! dit-il.

Et il reprit :

– Te voilà bien avancé de m’avoir confisquéune oreille ! Au fait, j’aime mieux avoir ça de moins qu’autrechose, ça n’est guère qu’un ornement. Tu m’as aussi égratigné àl’épaule, mais ce n’est rien. Expire, villageois, je tepardonne.

Il écouta. Le bruit dans la salle basse étaiteffrayant.

Le combat était plus forcené que jamais.

– Ça va bien en bas. C’est égal, ils gueulentvive le roi. Ils crèvent noblement.

Ses pieds cognèrent son sabre à terre. Il leramassa, et il dit à Chante-en-hiver qui ne bougeait plus et quiétait peut-être mort :

– Vois-tu, homme des bois, pour ce que jevoulais faire, mon sabre ou zut, c’est la même chose. Je lereprends par amitié. Mais il me fallait mes pistolets. Que lediable t’emporte, sauvage ! Ah çà, qu’est-ce que je vaisfaire ? Je ne suis bon à rien ici.

Il avança dans la salle tâchant de voir et des’orienter. Tout à coup dans la pénombre, derrière le pilier dumilieu, il aperçut une longue table, et sur cette table quelquechose qui brillait vaguement. Il tâta. C’étaient des tromblons, despistolets, des carabines, une rangée d’armes à feu disposées enordre et semblant n’attendre que des mains pour les saisir ;c’était la réserve de combat préparée par les assiégés pour ladeuxième phase de l’assaut ; tout un arsenal.

– Un buffet ! s’écria Radoub.

Et il se jeta dessus, ébloui.

Alors il devint formidable.

La porte de l’escalier communiquant aux étagesd’en haut et d’en bas était visible, toute grande ouverte, à côtéde la table chargée d’armes. Radoub laissa tomber son sabre, pritdans ses deux mains deux pistolets à deux coups et les déchargea àla fois au hasard sous la porte dans la spirale de l’escalier, puisil saisit une espingole et la déchargea, puis il empoigna untromblon gorgé de chevrotines et le déchargea. Le tromblon,vomissant quinze balles, sembla un coup de mitraille. Alors Radoub,reprenant haleine, cria d’une voix tonnante dans l’escalier :Vive Paris !

Et s’emparant d’un deuxième tromblon plus grosque le premier, il le braqua sous la voûte tortueuse de lavis-de-Saint-Gilles, et attendit.

Le désarroi dans la salle basse futindescriptible.

Ces étonnements imprévus désagrègent larésistance.

Deux des balles de la triple décharge deRadoub avaient porté ; l’une avait tué l’aîné des frèresPique-en-bois, l’autre avait tué Houzard, qui étaitM. de Quélen.

– Ils sont en haut ! cria le marquis.

Ce cri détermina l’abandon de la retirade, unevolée d’oiseaux n’est pas plus vite en déroute, et ce fut à qui seprécipiterait dans l’escalier. Le marquis encourageait cettefuite.

– Faites vite, disait-il. Le courage estd’échapper. Montons tous au deuxième étage ! Là nousrecommencerons.

Il quitta la retirade le dernier.

Cette bravoure le sauva.

Radoub, embusqué au haut du premier étage del’escalier, le doigt sur la détente du tromblon, guettait ladéroute. Les premiers qui apparurent au tournant de la spiralereçurent la décharge en pleine face, et tombèrent foudroyés. Si lemarquis en eût été, il était mort. Avant que Radoub eût eu le tempsde saisir une nouvelle arme, les autres passèrent, le marquis aprèstous, et plus lent que les autres. Ils croyaient la chambre dupremier pleine d’assiégeants, ils ne s’y arrêtèrent pas, etgagnèrent la salle du second étage, la chambre des miroirs. C’estlà qu’était la porte de fer, c’est là qu’était la mèche soufrée,c’est là qu’il fallait capituler ou mourir.

Gauvain, aussi surpris qu’eux-mêmes desdétonations de l’escalier et ne s’expliquant pas le secours qui luiarrivait, en avait profité sans chercher à comprendre, avait sauté,lui et les siens, par-dessus la retirade, et avait poussé lesassiégés l’épée aux reins jusqu’au premier étage.

Là il trouva Radoub.

Radoub commença par le salut militaire etdit :

– Une minute, mon commandant. C’est moi qui aifait ça. Je me suis souvenu de Dol. J’ai fait comme vous. J’ai prisl’ennemi entre deux feux.

– Bon élève, dit Gauvain en souriant.

Quand on est un certain temps dansl’obscurité, les yeux finissent par se faire à l’ombre comme ceuxdes oiseaux de nuit ; Gauvain s’aperçut que Radoub était touten sang.

– Mais tu es blessé, camarade !

– Ne faites pas attention, mon commandant.Qu’est-ce que c’est que ça, une oreille de plus ou de moins ?J’ai aussi un coup de sabre, je m’en fiche. Quand on casse uncarreau, on s’y coupe toujours un peu. D’ailleurs il n’y a pas quede mon sang.

On fit une sorte de halte dans la salle dupremier étage, conquise par Radoub. On apporta une lanterne.Cimourdain rejoignit Gauvain. Ils délibérèrent. Il y avait lieu àréfléchir en effet. Les assiégeants n’étaient pas dans le secretdes assiégés ; ils ignoraient leur pénurie de munitions ;ils ne savaient pas que les défenseurs de la place étaient à courtde poudre ; le deuxième étage était le dernier poste derésistance ; les assiégeants pouvaient croire l’escalierminé.

Ce qui était certain, c’est que l’ennemi nepouvait échapper. Ceux qui n’étaient pas morts étaient là commesous clef. Lantenac était dans la souricière.

Avec cette certitude, on pouvait se donner unpeu le temps de chercher le meilleur dénoûment possible. On avaitdéjà bien des morts. Il fallait tâcher de ne pas perdre trop demonde dans ce dernier assaut.

Le risque de cette suprême attaque seraitgrand. Il y aurait probablement un rude premier feu à essuyer.

Le combat était interrompu. Les assiégeants,maîtres du rez-de-chaussée et du premier étage, attendaient, pourcontinuer, le commandement du chef. Gauvain et Cimourdain tenaientconseil. Radoub assistait en silence à leur délibération.

Il hasarda un nouveau salut militaire,timide.

– Mon commandant ?

– Qu’est-ce, Radoub ?

– Ai-je droit à une petiterécompense ?

– Certes. Demande ce que tu voudras.

– Je demande à monter le premier.

On ne pouvait le lui refuser. D’ailleurs ill’eût fait sans permission.

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