Quatre vingt-treize

LES DEUX PLATEAUX DE LA BALANCE

 

L’homme avait vaincu, mais on pouvait dire quele canon avait vaincu aussi. Le naufrage immédiat était évité, maisla corvette n’était point sauvée. Le délabrement du navireparaissait irrémédiable. Le bordage avait cinq brèches, dont unefort grande à l’avant ; vingt caronades sur trente gisaientdans leur cadre. La caronade ressaisie et remise à la chaîne étaitelle-même hors de service ; la vis du bouton de culasse étaitforcée, et par conséquent le pointage impossible. La batterie étaitréduite à neuf pièces. La cale faisait eau. Il fallait tout desuite courir aux avaries et faire jouer les pompes.

L’entrepont, maintenant qu’on le pouvaitregarder, était effroyable à voir. Le dedans d’une cage d’éléphantfurieux n’est pas plus démantelé.

Quelle que fût pour la corvette la nécessitéde ne pas être aperçue, il y avait une nécessité plus impérieuseencore, le sauvetage immédiat. Il avait fallu éclairer le pont parquelques falots plantés çà et là dans le bordage.

Cependant, tout le temps qu’avait duré cettediversion tragique, l’équipage étant absorbé par une question devie ou de mort, on n’avait guère su ce qui se passait hors de lacorvette. Le brouillard s’était épaissi ; le temps avaitchangé ; le vent avait fait du navire ce qu’il avaitvoulu ; on était hors de route, à découvert de Jersey et deGuernesey, plus au sud qu’on ne devait l’être ; on se trouvaiten présence d’une mer démontée. De grosses vagues venaient baiserles plaies béantes de la corvette, baisers redoutables. Lebercement de la mer était menaçant. La brise devenait bise. Unebourrasque, une tempête peut-être, se dessinait. On ne voyait pas àquatre lames devant soi.

Pendant que les hommes d’équipage réparaienten hâte et sommairement les ravages de l’entrepont, aveuglaient lesvoies d’eau et remettaient en batterie les pièces échappées audésastre, le vieux passager était remonté sur le pont.

Il s’était adossé au grand mât.

Il n’avait point pris garde à un mouvement quiavait eu lieu dans le navire. Le chevalier de La Vieuville avaitfait mettre en bataille des deux côtés du grand mât les soldatsd’infanterie de marine, et, sur un coup de sifflet du maîtred’équipage, les matelots occupés à la manœuvre s’étaient rangésdebout sur les vergues.

Le comte du Boisberthelot s’avança vers lepassager.

Derrière le capitaine marchait un hommehagard, haletant, les habits en désordre, l’air satisfaitpourtant.

C’était le canonnier qui venait de se montrersi à propos dompteur de monstres, et qui avait eu raison ducanon.

Le comte fit au vieillard vêtu en paysan lesalut militaire, et lui dit :

– Mon général, voilà l’homme.

Le canonnier se tenait debout, les yeuxbaissés, dans l’attitude d’ordonnance.

Le comte du Boisberthelot reprit :

– Mon général, en présence de ce qu’a fait cethomme, ne pensez-vous pas qu’il y a pour ses chefs quelque chose àfaire ?

– Je le pense, dit le vieillard.

– Veuillez donner des ordres, repartitBoisberthelot.

– C’est à vous de les donner. Vous êtes lecapitaine.

– Mais vous êtes le général, repritBoisberthelot.

Le vieillard regarda le canonnier.

– Approche, dit-il.

Le canonnier fit un pas.

Le vieillard se tourna vers le comte duBoisberthelot, détacha la croix de Saint-Louis du capitaine, et lanoua à la vareuse du canonnier.

– Hurrah ! crièrent les matelots.

Les soldats de marine présentèrent lesarmes.

Et le vieux passager, montrant du doigt lecanonnier ébloui, ajouta :

– Maintenant, qu’on fusille cet homme.

La stupeur succéda à l’acclamation.

Alors, au milieu d’un silence de tombe, levieillard éleva la voix. Il dit :

– Une négligence a compromis ce navire. Àcette heure il est peut-être perdu. Être en mer, c’est être devantl’ennemi. Un navire qui fait une traversée est une armée qui livreune bataille. La tempête se cache, mais ne s’absente pas. Toute lamer est une embuscade. Peine de mort à toute faute commise enprésence de l’ennemi. Il n’y a pas de faute réparable. Le couragedoit être récompensé, et la négligence doit être punie.

Ces paroles tombaient l’une après l’autre,lentement, gravement, avec une sorte de mesure inexorable, commedes coups de cognée sur un chêne.

Et le vieillard, regardant les soldats,ajouta :

– Faites.

L’homme à la veste duquel brillait la croix deSaint-Louis courba la tête.

Sur un signe du comte du Boisberthelot, deuxmatelots descendirent dans l’entrepont, puis revinrent apportant lehamac-suaire ; l’aumônier du bord, qui depuis le départ étaiten prière dans le carré des officiers, accompagnait les deuxmatelots ; un sergent détacha de la ligne de bataille douzesoldats qu’il rangea sur deux rangs, six par six ; lecanonnier, sans dire un mot, se plaça entre les deux files.L’aumônier, le crucifix en main, s’avança et se mit près de lui.« Marche », dit le sergent. – Le peloton se dirigea à paslents vers l’avant. Les deux matelots, portant le suaire,suivaient.

Un morne silence se fit sur la corvette. Unouragan lointain soufflait.

Quelques instants après, une détonation éclatadans les ténèbres, une lueur passa, puis tout se tut, et l’onentendit le bruit que fait un corps en tombant dans la mer.

Le vieux passager, toujours adossé au grandmât, avait croisé les bras, et songeait.

Boisberthelot, dirigeant vers lui l’index desa main gauche, dit bas à La Vieuville :

– La Vendée a une tête.

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