Quatre vingt-treize

LE VERBE ET LE RUGISSEMENT

 

Cependant Cimourdain, qui n’avait pas encoregagné son poste du plateau, et qui était à côté de Gauvain,s’approcha d’un clairon.

– Sonne à la trompe, lui dit-il.

Le clairon sonna, la trompe répondit.

Un son de clairon et un son de trompes’échangèrent encore.

– Qu’est-ce que c’est ? demanda Gauvain àGuéchamp. Que veut Cimourdain ?

Cimourdain s’était avancé vers la tour, unmouchoir blanc à la main.

Il éleva la voix.

– Hommes qui êtes dans la tour, meconnaissez-vous ?

Une voix, la voix de l’Imânus, répliqua duhaut de la tour :

– Oui.

Les deux voix alors se parlèrent et serépondirent, et l’on entendit ceci :

– Je suis l’envoyé de la République.

– Tu es l’ancien curé de Parigné.

– Je suis le délégué du Comité de salutpublic.

– Tu es un prêtre.

– Je suis le représentant de la loi.

– Tu es un renégat.

– Je suis le commissaire de la Révolution.

– Tu es un apostat.

– Je suis Cimourdain.

– Tu es le démon.

– Vous me connaissez ?

– Nous t’exécrons.

– Seriez-vous contents de me tenir en votrepouvoir ?

– Nous sommes ici dix-huit qui donnerions nostêtes pour avoir la tienne.

– Eh bien, je viens me livrer à vous.

On entendit au haut de la tour un éclat derire sauvage et ce cri :

– Viens !

Il y avait dans le camp un profond silenced’attente.

Cimourdain reprit :

– À une condition.

– Laquelle ?

– Écoutez.

– Parle.

– Vous me haïssez ?

– Oui.

– Moi, je vous aime. Je suis votre frère.

La voix du haut de la tour répondit :

– Oui, Caïn.

Cimourdain repartit avec une inflexionsingulière, qui était à la fois haute et douce :

– Insultez, mais écoutez. Je viens ici enparlementaire. Oui, vous êtes mes frères. Vous êtes de pauvreshommes égarés. Je suis votre ami. Je suis la lumière et je parle àl’ignorance. La lumière contient toujours de la fraternité.D’ailleurs, est-ce que nous n’avons pas tous la même mère, lapatrie ? Eh bien, écoutez-moi. Vous saurez plus tard, ou vosenfants sauront, ou les enfants de vos enfants sauront que tout cequi se fait en ce moment se fait par l’accomplissement des loisd’en haut, et que ce qu’il y a dans la Révolution, c’est Dieu. Enattendant le moment où toutes les consciences, même les vôtres,comprendront, et où tous les fanatismes, même les nôtres,s’évanouiront, en attendant que cette grande clarté soit faite,personne n’aura-t-il pitié de vos ténèbres ? Je viens à vous,je vous offre ma tête ; je fais plus, je vous tends la main.Je vous demande la grâce de me perdre pour vous sauver. J’ai pleinspouvoirs, et ce que je dis, je le puis. C’est un instantsuprême ; je fais un dernier effort. Oui, celui qui vous parleest un citoyen, et dans ce citoyen, oui, il y a un prêtre. Lecitoyen vous combat, mais le prêtre vous supplie. Écoutez-moi.Beaucoup d’entre vous ont des femmes et des enfants. Je prends ladéfense de vos enfants et de vos femmes. Je prends leur défensecontre vous. Ô mes frères…

– Va, prêche ! ricana l’Imânus.

Cimourdain continua :

– Mes frères, ne laissez pas sonner l’heureexécrable. On va ici s’entr’égorger. Beaucoup d’entre nous quisommes ici devant vous ne verront pas le soleil de demain ;oui, beaucoup d’entre nous périront, et vous, vous tous, vous allezmourir. Faites-vous grâce à vous-mêmes. Pourquoi verser tout cesang quand c’est inutile ? Pourquoi tuer tant d’hommes quanddeux suffisent ?

– Deux ? dit l’Imânus.

– Oui. Deux.

– Qui ?

– Lantenac et moi.

Et Cimourdain éleva la voix :

– Deux hommes sont de trop, Lantenac pournous, moi pour vous. Voici ce que je vous offre, et vous aurez tousla vie sauve : donnez-nous Lantenac, et prenez-moi. Lantenacsera guillotiné, et vous ferez de moi ce que vous voudrez.

– Prêtre, hurla l’Imânus, si nous t’avions,nous te brûlerions à petit feu.

– J’y consens, dit Cimourdain.

Et il reprit :

– Vous, les condamnés qui êtes dans cettetour, vous pouvez tous dans une heure être vivants et libres. Jevous apporte le salut. Acceptez-vous ?

L’Imânus éclata.

– Tu n’es pas seulement scélérat, tu es fou.Ah çà, pourquoi viens-tu nous déranger ? Qui est-ce qui teprie de venir nous parler ? Nous, livrer monseigneur !Qu’est-ce que tu veux ?

– Sa tête. Et je vous offre…

– Ta peau. Car nous t’écorcherions comme unchien, curé Cimourdain. Eh bien, non, ta peau ne vaut pas sa tête.Va-t’en.

– Cela va être horrible. Une dernière fois,réfléchissez.

La nuit venait pendant ces paroles sombresqu’on entendait au dedans de la tour comme au dehors. Le marquis deLantenac se taisait et laissait faire. Les chefs ont de cessinistres égoïsmes. C’est un des droits de la responsabilité.

L’Imânus jeta sa voix par-dessus Cimourdain,et cria :

– Hommes qui nous attaquez, nous vous avonsdit nos propositions, elles sont faites, et nous n’avons rien à ychanger. Acceptez-les, sinon, malheur ! Consentez-vous ?Nous vous rendrons les trois enfants qui sont là, et vous nousdonnerez la sortie libre et la vie sauve, à tous.

– À tous, oui, répondit Cimourdain, exceptéun.

– Lequel ?

– Lantenac.

– Monseigneur ! livrer monseigneur !Jamais.

– Il nous faut Lantenac.

– Jamais.

– Nous ne pouvons traiter qu’à cettecondition.

– Alors commencez.

Le silence se fit.

L’Imânus, après avoir sonné avec sa trompe lecoup de signal, redescendit ; le marquis mit l’épée à lamain ; les dix-neuf assiégés se groupèrent en silence dans lasalle basse, en arrière de la retirade, et se mirent àgenoux ; ils entendaient le pas mesuré de la colonne d’attaquequi avançait vers la tour dans l’obscurité ; ce bruit serapprochait ; tout à coup ils le sentirent tout près d’eux, àla bouche même de la brèche. Alors tous, agenouillés, épaulèrent àtravers les fentes de la retirade leurs fusils et leurs espingoles,et l’un d’eux, Grand-Francœur, qui était le prêtre Turmeau, seleva, et, un sabre nu dans la main droite, un crucifix dans la maingauche, dit d’une voix grave :

– Au nom du Père, du Fils et duSaint-Esprit !

Tous firent feu à la fois, et la luttes’engagea.

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