Quatre vingt-treize

LES DÉSESPÉRÉS

 

Pendant qu’on délibérait au premier étage, onse barricadait au second. Le succès est une fureur, la défaite estune rage. Les deux étages allaient se heurter éperdument. Toucher àla victoire, c’est une ivresse. En bas il y avait l’espérance, quiserait la plus grande des forces humaines si le désespoirn’existait pas.

Le désespoir était en haut.

Un désespoir calme, froid, sinistre.

En arrivant à cette salle de refuge, au delàde laquelle il n’y avait rien pour eux, le premier soin desassiégés fut de barrer l’entrée. Fermer la porte était inutile,encombrer l’escalier valait mieux. En pareil cas, un obstacle àtravers lequel on peut voir et combattre vaut mieux qu’une portefermée.

La torche plantée dans la torchère du mur parl’Imânus près de la mèche soufrée les éclairait.

Il y avait dans cette salle du second un deces gros et lourds coffres de chêne où l’on serrait les vêtementset le linge avant l’invention des meubles à tiroirs.

Ils traînèrent ce coffre et le dressèrentdebout sous la porte de l’escalier. Il s’y emboîtait solidement etbouchait l’entrée. Il ne laissait d’ouvert, près de la voûte, qu’unespace étroit, pouvant laisser passer un homme, excellent pour tuerles assaillants un à un. Il était douteux qu’on s’y risquât.

L’entrée obstruée leur donnait un répit.

Ils se comptèrent.

Les dix-neuf n’étaient plus que sept, dontl’Imânus.

Excepté l’Imânus et le marquis, tous étaientblessés.

Les cinq qui étaient blessés, mais trèsvivants, car, dans la chaleur du combat, toute blessure qui n’estpas mortelle vous laisse aller et venir, étaient Chatenay, ditRobi, Guinoiseau, Hoisnard Branche-d’Or, Brin-d’Amour etGrand-Francœur. Tout le reste était mort.

Ils n’avaient plus de munitions. Les gibernesétaient épuisées. Ils comptèrent les cartouches. Combien, à euxsept, avaient-ils de coups à tirer ? Quatre.

On était arrivé à ce moment où il n’y a plusqu’à tomber. On était acculé à l’escarpement, béant et terrible. Ilétait difficile d’être plus près du bord.

Cependant l’attaque venait derecommencer ; mais lente et d’autant plus sûre. On entendaitles coups de crosse des assiégeants sondant l’escalier marche àmarche.

Nul moyen de fuir. Par la bibliothèque ?Il y avait là sur le plateau six canons braqués, mèche allumée. Parles chambres d’en haut ? À quoi bon ? elles aboutissaientà la plate-forme. Là on trouvait la ressource de se jeter du hauten bas de la tour.

Les sept survivants de cette bande épique sevoyaient inexorablement enfermés et saisis par cette épaissemuraille qui les protégeait et qui les livrait. Ils n’étaient pasencore pris ; mais ils étaient déjà prisonniers.

Le marquis éleva la voix :

– Mes amis, tout est fini.

Et après un silence, il ajouta :

– Grand-Francœur redevient l’abbé Turmeau.

Tous s’agenouillèrent, le rosaire à la main.Les coups de crosse des assaillants se rapprochaient.

Grand-Francœur, tout sanglant d’une balle quilui avait effleuré le crâne et arraché le cuir chevelu, dressa dela main droite son crucifix. Le marquis, sceptique au fond, mit ungenou en terre.

– Que chacun, dit Grand-Francœur, confesse sesfautes à haute voix. Monseigneur, parlez.

Le marquis répondit :

– J’ai tué.

– J’ai tué, dit Hoisnard.

– J’ai tué, dit Guinoiseau.

– J’ai tué, dit Brin-d’Amour.

– J’ai tué, dit Chatenay.

– J’ai tué, dit l’Imânus.

Et Grand-Francœur reprit :

– Au nom de la très sainte Trinité, je vousabsous. Que vos âmes aillent en paix.

– Ainsi soit-il, répondirent toutes lesvoix.

Le marquis se releva.

– Maintenant, dit-il, mourons.

– Et tuons, dit l’Imânus.

Les coups de crosse commençaient à ébranler lecoffre qui barrait la porte.

– Pensez à Dieu, dit le prêtre. La terren’existe plus pour vous.

– Oui, reprit le marquis, nous sommes dans latombe.

Tous courbèrent le front et se frappèrent lapoitrine. Le marquis seul et le prêtre étaient debout. Les yeuxétaient fixés à terre, le prêtre priait, les paysans priaient, lemarquis songeait. Le coffre, battu comme par des marteaux, sonnaitlugubrement.

En ce moment une voix vive et forte, éclatantbrusquement derrière eux, cria :

– Je vous l’avais bien dit,monseigneur !

Toutes les têtes se retournèrent,stupéfaites.

Un trou venait de s’ouvrir dans le mur.

Une pierre, parfaitement rejointoyée avec lesautres, mais non cimentée, et ayant un piton en haut et un piton enbas, venait de pivoter sur elle-même à la façon des tourniquets, eten tournant avait ouvert la muraille. La pierre ayant évolué surson axe, l’ouverture était double et offrait deux passages, l’un àdroite, l’autre à gauche, étroits, mais suffisants pour laisserpasser un homme. Au delà de cette porte inattendue on apercevaitles premières marches d’un escalier en spirale. Une face d’hommeapparaissait à l’ouverture.

Le marquis reconnut Halmalo.

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