Quatre vingt-treize

VI

 

L’écartèlement terminé, Georgette tendit lamain à René-Jean et dit : – Encore !

Après le saint et le commentateur venaient,portraits rébarbatifs, les glossateurs. Le premier en date étaitGavantus ; René-Jean l’arracha et mit dans la main deGeorgette Gavantus.

Tous les glossateurs de saint Barthélemy ypassèrent.

Donner est une supériorité. René-Jean ne seréserva rien. Gros-Alain et Georgette le contemplaient ; celalui suffisait ; il se contenta de l’admiration de sonpublic.

René-Jean, inépuisable et magnanime, offrit àGros-Alain Fabricio Pignatelli et à Georgette le pèreStilting ; il offrit à Gros-Alain Alphonse Tostat et àGeorgette Cornelius a Lapide ; Gros-Alain eut HenriHammond, et Georgette eut le père Roberti, augmenté d’une vue de laville de Douai, où il naquit en 1619. Gros-Alain reçut laprotestation des papetiers et Georgette obtint la dédicace auxGryphes. Il y avait aussi des cartes. René-Jean les distribua. Ildonna l’Éthiopie à Gros-Alain et la Lycaonie à Georgette. Celafait, il jeta le livre à terre.

Ce fut un moment effrayant. Gros-Alain etGeorgette virent, avec une extase mêlée d’épouvante, René-Jeanfroncer ses sourcils, roidir ses jarrets, crisper ses poings etpousser hors du lutrin l’in-quarto massif. Un bouquin majestueuxqui perd contenance, c’est tragique. Le lourd volume désarçonnépendit un moment, hésita, se balança, puis s’écroula, et, rompu,froissé, lacéré, déboîté dans sa reliure, disloqué dans sesfermoirs, s’aplatit lamentablement sur le plancher. Heureusement ilne tomba point sur eux.

Ils furent éblouis, point écrasés. Toutes lesaventures des conquérants ne finissent pas aussi bien.

Comme toutes les gloires, cela fit un grandbruit et un nuage de poussière.

Ayant terrassé le livre, René-Jean descenditde la chaise.

Il y eut un instant de silence et de terreur,la victoire a ses effrois. Les trois enfants se prirent les mainset se tinrent à distance, considérant le vaste volumedémantelé.

Mais après un peu de rêverie, Gros-Alains’approcha énergiquement et lui donna un coup de pied.

Ce fut fini. L’appétit de la destructionexiste. René-Jean donna son coup de pied, Georgette donna son coupde pied, ce qui la fit tomber par terre, mais assise ; elle enprofita pour se jeter sur Saint-Barthélemy ; tout prestigedisparut ; René-Jean se précipita, Gros-Alain se rua, etjoyeux, éperdus, triomphants, impitoyables, déchirant les estampes,balafrant les feuillets, arrachant les signets, égratignant lareliure, décollant le cuir doré, déclouant les clous des coinsd’argent, cassant le parchemin, déchiquetant le texte auguste,travaillant des pieds, des mains, des ongles, des dents, roses,riants, féroces, les trois anges de proie s’abattirent surl’évangéliste sans défense.

Ils anéantirent l’Arménie, la Judée, leBénévent où sont les reliques du saint, Nathanaël, qui estpeut-être le même que Barthélemy, le pape Gélase, qui déclaraapocryphe l’évangile Barthélemy-Nathanaël, toutes les figures,toutes les cartes, et l’exécution inexorable du vieux livre lesabsorba tellement qu’une souris passa sans qu’ils y prissentgarde.

Ce fut une extermination.

Tailler en pièces l’histoire, la légende, lascience, les miracles vrais ou faux, le latin d’église, lessuperstitions, les fanatismes, les mystères, déchirer toute unereligion du haut en bas, c’est un travail pour trois géants, etmême pour trois enfants ; les heures s’écoulèrent dans celabeur, mais ils en vinrent à bout ; rien ne resta deSaint-Barthélemy.

Quand ce fut fini, quand la dernière page futdétachée, quand la dernière estampe fut par terre, quand il neresta plus du livre que des tronçons de texte et d’images dans unsquelette de reliure, René-Jean se dressa debout, regarda leplancher jonché de toutes ces feuilles éparses, et battit desmains.

Gros-Alain battit des mains.

Georgette prit à terre une de ces feuilles, seleva, s’appuya contre la fenêtre qui lui venait au menton et se mità déchiqueter par la croisée la grande page en petits morceaux.

Ce que voyant, René-Jean et Gros-Alain enfirent autant. Ils ramassèrent et déchirèrent, ramassèrent encoreet déchirèrent encore, par la croisée comme Georgette ; et,page à page, émietté par ces petits doigts acharnés, presque toutl’antique livre s’envola dans le vent. Georgette, pensive, regardaces essaims de petits papiers blancs se disperser à tous lessouffles de l’air, et dit :

– Papillons.

Et le massacre se termina par unévanouissement dans l’azur.

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