Quatre vingt-treize

SEIN GUÉRI, COEUR SAIGNANT

 

Une balafre se guérit vite ; mais il yavait quelque part quelqu’un de plus gravement blessé queCimourdain. C’était la femme fusillée que le mendiant Tellmarchavait ramassée dans la grande mare de sang de la fermed’Herbe-en-Pail.

Michelle Fléchard était plus en danger encoreque Tellmarch ne l’avait cru ; au trou qu’elle avait au-dessusdu sein correspondait un trou dans l’omoplate ; en même tempsqu’une balle lui cassait la clavicule, une autre balle luitraversait l’épaule ; mais, comme le poumon n’avait pas ététouché, elle put guérir. Tellmarch était « unphilosophe », mot de paysans qui signifie un peu médecin, unpeu chirurgien et un peu sorcier. Il soigna la blessée dans satanière de bête sur son grabat de varech, avec ces chosesmystérieuses qu’on appelle « des simples », et, grâce àlui, elle vécut.

La clavicule se ressouda, les trous de lapoitrine et de l’épaule se fermèrent ; après quelquessemaines, la blessée fut convalescente.

Un matin, elle put sortir du carnichot appuyéesur Tellmarch, et alla s’asseoir sous les arbres au soleil.Tellmarch savait d’elle peu de chose, les plaies de poitrineexigent le silence, et, pendant la quasi-agonie qui avait précédésa guérison, elle avait à peine dit quelques paroles. Quand ellevoulait parler, Tellmarch la faisait taire ; mais elle avaitune rêverie opiniâtre, et Tellmarch observait dans ses yeux unesombre allée et venue de pensées poignantes. Ce matin-là, elleétait forte, elle pouvait presque marcher seule ; une cure,c’est une paternité, et Tellmarch la regardait, heureux. Ce bonvieux homme se mit à sourire. Il lui parla.

– Eh bien, nous sommes debout, nous n’avonsplus de plaie.

– Qu’au cœur, dit-elle.

Et elle reprit :

– Alors vous ne savez pas du tout où ilssont ?

– Qui ça ? demanda Tellmarch.

– Mes enfants.

Cet « alors » exprimait tout unmonde de pensées ; cela signifiait : « puisque vousne m’en parlez pas, puisque depuis tant de jours vous êtes près demoi sans m’en ouvrir la bouche, puisque vous me faites taire chaquefois que je veux rompre le silence, puisque vous semblez craindreque je n’en parle, c’est que vous n’avez rien à m’en dire. »Souvent, dans la fièvre, dans l’égarement, dans le délire, elleavait appelé ses enfants, et elle avait bien vu, car le délire faitses remarques, que le vieux homme ne lui répondait pas.

C’est qu’en effet Tellmarch ne savait que luidire. Ce n’est pas aisé de parler à une mère de ses enfants perdus.Et puis, que savait-il ? rien. Il savait qu’une mère avait étéfusillée, que cette mère avait été trouvée à terre par lui, que,lorsqu’il l’avait ramassée, c’était à peu près un cadavre, que cecadavre avait trois enfants, et que le marquis de Lantenac, aprèsavoir fait fusiller la mère, avait emmené les enfants. Toutes sesinformations s’arrêtaient là. Qu’est-ce que ces enfants étaientdevenus ? Étaient-ils même encore vivants ? Il savait,pour s’en être informé, qu’il y avait deux garçons et une petitefille, à peine sevrée. Rien de plus. Il se faisait sur ce groupeinfortuné une foule de questions, mais il n’y pouvait répondre. Lesgens du pays qu’il avait interrogés s’étaient bornés à hocher latête. M. de Lantenac était un homme dont on ne causaitpas volontiers.

On ne parlait pas volontiers de Lantenac et onne parlait pas volontiers à Tellmarch. Les paysans ont un genre desoupçon à eux. Ils n’aimaient pas Tellmarch. Tellmarch le Caimandétait un homme inquiétant. Qu’avait-il à regarder toujours leciel ? que faisait-il, et à quoi pensait-il dans ses longuesheures d’immobilité ? certes, il était étrange. Dans ce paysen pleine guerre, en pleine conflagration, en pleine combustion, oùtous les hommes n’avaient qu’une affaire, la dévastation, et qu’untravail, le carnage, où c’était à qui brûlerait une maison,égorgerait une famille, massacrerait un poste, saccagerait unvillage, où l’on ne songeait qu’à se tendre des embuscades, qu’às’attirer dans des pièges, et qu’à s’entre-tuer les uns les autres,ce solitaire, absorbé dans la nature, comme submergé dans la paiximmense des choses, cueillant des herbes et des plantes, uniquementoccupé des fleurs, des oiseaux et des étoiles, était évidemmentdangereux. Visiblement, il n’avait pas sa raison ; il nes’embusquait derrière aucun buisson, il ne tirait de coup de fusilà personne. De là une certaine crainte autour de lui.

– Cet homme est fou, disaient lespassants.

Tellmarch était plus qu’un homme isolé,c’était un homme évité.

On ne lui faisait point de questions, et on nelui faisait guère de réponses. Il n’avait donc pu se renseignerautant qu’il l’aurait voulu. La guerre s’était répandue ailleurs,on était allé se battre plus loin, le marquis de Lantenac avaitdisparu de l’horizon, et dans l’état d’esprit où était Tellmarch,pour qu’il s’aperçût de la guerre, il fallait qu’elle mît le piedsur lui.

Après ce mot, – mes enfants, –Tellmarch avait cessé de sourire, et la mère s’était mise à penser.Que se passait-il dans cette âme ? Elle était comme au fondd’un gouffre. Brusquement elle regarda Tellmarch, et cria denouveau et presque avec un accent de colère :

– Mes enfants !

Tellmarch baissa la tête comme uncoupable.

Il songeait à ce marquis de Lantenac quicertes ne pensait pas à lui, et qui, probablement, ne savait mêmeplus qu’il existât. Il s’en rendait compte, il se disait : –Un seigneur, quand c’est dans le danger, ça vous connaît ;quand c’est dehors, ça ne vous connaît plus.

Et il se demandait : – Mais alorspourquoi ai-je sauvé ce seigneur ?

Et il se répondait : – Parce que c’est unhomme.

Il fut là-dessus quelque temps pensif, et ilreprit en lui-même : – En suis-je bien sûr ?

Et il se répéta son mot amer : – Sij’avais su ! Toute cette aventure l’accablait ; car dansce qu’il avait fait, il voyait une sorte d’énigme. Il méditaitdouloureusement. Une bonne action peut donc être une mauvaiseaction. Qui sauve le loup tue les brebis. Qui raccommode l’aile duvautour est responsable de sa griffe.

Il se sentait en effet coupable. La colèreinconsciente de cette mère avait raison.

Pourtant, avoir sauvé cette mère le consolaitd’avoir sauvé ce marquis.

Mais les enfants ?

La mère aussi songeait. Ces deux pensées secôtoyaient et, sans se le dire, se rencontraient peut-être, dansles ténèbres de la rêverie.

Cependant son regard, au fond duquel était lanuit, se fixa de nouveau sur Tellmarch.

– Ça ne peut pourtant pas se passer comme ça,dit-elle.

– Chut ! fit Tellmarch, et il mit ledoigt sur sa bouche.

Elle poursuivit :

– Vous avez eu tort de me sauver, et je vousen veux. J’aimerais mieux être morte, parce que je suis sûre que jeles verrais. Je saurais où ils sont. Ils ne me verraient pas, maisje serais près d’eux. Une morte, ça doit pouvoir protéger.

Il lui prit le bras et lui tâta le pouls.

– Calmez-vous, vous vous redonnez lafièvre.

Elle lui demanda presque durement :

– Quand pourrai-je m’en aller ?

– Vous en aller ?

– Oui. Marcher.

– Jamais, si vous n’êtes pas raisonnable.Demain, si vous êtes sage.

– Qu’appelez-vous être sage ?

– Avoir confiance en Dieu.

– Dieu ! où m’a-t-il mis mesenfants ?

Elle était comme égarée. Sa voix devint trèsdouce.

– Vous comprenez, lui dit-elle, je ne peux pasrester comme cela. Vous n’avez pas eu d’enfants, moi j’en ai eu.Cela fait une différence. On ne peut pas juger d’une chose quand onne sait pas ce que c’est. Vous n’avez pas eu d’enfants, n’est-cepas ?

– Non, répondit Tellmarch.

– Moi, je n’ai eu que ça. Sans mes enfants,est-ce que je suis ? Je voudrais qu’on m’expliquât pourquoi jen’ai pas mes enfants. Je sens bien qu’il se passe quelque chose,puisque je ne comprends pas. On a tué mon mari, on m’a fusillée,mais c’est égal, je ne comprends pas.

– Allons, dit Tellmarch, voilà que la fièvrevous reprend. Ne parlez plus.

Elle le regarda, et se tut.

À partir de ce jour, elle ne parla plus.

Tellmarch fut obéi plus qu’il ne voulait. Ellepassait de longues heures accroupie au pied du vieux arbre,stupéfaite. Elle songeait et se taisait. Le silence offre on nesait quel abri aux âmes simples qui ont subi l’approfondissementsinistre de la douleur. Elle semblait renoncer à comprendre. À uncertain degré le désespoir est inintelligible au désespéré.

Tellmarch l’examinait, ému. En présence decette souffrance, ce vieux homme avait des pensées de femme. – Ohoui, se disait-il, ses lèvres ne parlent pas, mais ses yeuxparlent, je vois bien ce qu’elle a, une idée fixe. Avoir été mère,et ne plus l’être ! avoir été nourrice, et ne plusl’être ! Elle ne peut pas se résigner. Elle pense à la toutepetite qu’elle allaitait il n’y a pas longtemps. Elle y pense, elley pense, elle y pense. Au fait, ce doit être si charmant de sentirune petite bouche rose qui vous tire votre âme de dedans le corpset qui avec votre vie à vous se fait une vie à elle !

Il se taisait de son côté, comprenant, devantun tel accablement, l’impuissance de la parole. Le silence d’uneidée fixe est terrible. Et comment faire entendre raison à l’idéefixe d’une mère ? La maternité est sans issue ; on nediscute pas avec elle. Ce qui fait qu’une mère est sublime, c’estque c’est une espèce de bête. L’instinct maternel est divinementanimal. La mère n’est plus femme, elle est femelle.

Les enfants sont des petits.

De là dans la mère quelque chose d’inférieuret de supérieur au raisonnement. Une mère a un flair. L’immensevolonté ténébreuse de la création est en elle, et la mène.Aveuglement plein de clairvoyance.

Tellmarch maintenant voulait faire parlercette malheureuse ; il n’y réussissait pas. Une fois, il luidit :

– Par malheur, je suis vieux, et je ne marcheplus. J’ai plus vite trouvé le bout de ma force que le bout de monchemin. Après un quart d’heure, mes jambes refusent, et il faut queje m’arrête ; sans quoi je pourrais vous accompagner. Au fait,c’est peut-être un bien que je ne puisse pas. Je serais pour vousplus dangereux qu’utile ; on me tolère ici ; mais je suissuspect aux bleus comme paysan et aux paysans comme sorcier.

Il attendit ce qu’elle répondrait. Elle neleva même pas les yeux.

Une idée fixe aboutit à la folie ou àl’héroïsme. Mais de quel héroïsme peut être capable une pauvrepaysanne ? d’aucun. Elle peut être mère, et voilà tout. Chaquejour elle s’enfonçait davantage dans sa rêverie. Tellmarchl’observait.

Il chercha à l’occuper ; il lui apportadu fil, des aiguilles, un dé ; et en effet, ce qui fit plaisirau pauvre caimand, elle se mit à coudre ; elle songeait, maiselle travaillait, signe de santé ; les forces lui revenaientpeu à peu ; elle raccommoda son linge, ses vêtements, sessouliers ; mais sa prunelle restait vitreuse. Tout en cousantelle chantait à demi voix des chansons obscures. Elle murmurait desnoms, probablement des noms d’enfants, pas assez distinctement pourque Tellmarch les entendît. Elle s’interrompait et écoutait lesoiseaux, comme s’ils avaient des nouvelles à lui donner. Elleregardait le temps qu’il faisait. Ses lèvres remuaient. Elle separlait bas. Elle fit un sac et elle le remplit de châtaignes. Unmatin Tellmarch la vit qui se mettait en marche, l’œil fixé auhasard sur les profondeurs de la forêt.

– Où allez-vous ? lui demanda-t-il.

Elle répondit :

– Je vais les chercher.

Il n’essaya pas de la retenir.

Auteurs::

Les cookies permettent de personnaliser contenu et annonces, d'offrir des fonctionnalités relatives aux médias sociaux et d'analyser notre trafic. Plus d’informations

Les paramètres des cookies sur ce site sont définis sur « accepter les cookies » pour vous offrir la meilleure expérience de navigation possible. Si vous continuez à utiliser ce site sans changer vos paramètres de cookies ou si vous cliquez sur "Accepter" ci-dessous, vous consentez à cela.

Fermer