Quatre vingt-treize

BOURDONNEMENT DE PAYSANS

 

Michelle Fléchard était mêlée à la foule. Ellen’avait rien écouté, mais ce qu’on n’écoute pas, on l’entend. Elleavait entendu ce mot, la Tourgue. Elle dressait la tête.

– Hein ? répéta-t-elle, laTourgue ?

On la regarda. Elle avait l’air égaré. Elleétait en haillons. Des voix murmurèrent : – Ça a l’air d’unebrigande.

Une paysanne qui portait des galettes desarrasin dans un panier s’approcha et lui dit tout bas :

– Taisez-vous.

Michelle Fléchard considéra cette femme avecstupeur. De nouveau, elle ne comprenait plus. Ce nom, la Tourgue,avait passé comme un éclair, et la nuit se refaisait. Est-cequ’elle n’avait pas le droit de s’informer ? Qu’est-ce qu’onavait donc à la regarder ainsi ?

Cependant le tambour avait battu un dernierban, l’afficheur avait collé l’affiche, le maire était rentré dansla mairie, le crieur était parti pour quelque autre village, etl’attroupement se dispersait.

Un groupe était resté devant l’affiche.Michelle Fléchard alla à ce groupe.

On commentait les noms des hommes mis hors laloi.

Il y avait là des paysans et desbourgeois ; c’est-à-dire des blancs et des bleus.

Un paysan disait :

– C’est égal, ils ne tiennent pas tout lemonde. Dix-neuf, ça n’est que dix-neuf. Ils ne tiennent pas Priou,ils ne tiennent pas Benjamin Moulins, ils ne tiennent pas Goupil,de la paroisse d’Andouillé.

– Ni Lorieul, de Monjean, dit un autre.

D’autres ajoutèrent :

– Ni Brice-Denys.

– Ni François Dudouet.

– Oui, celui de Laval.

– Ni Huet, de Launey-Villiers.

– Ni Grégis.

– Ni Pilon.

– Ni Filleul.

– Ni Ménicent.

– Ni Guéharrée.

– Ni les trois frères Logerais.

– Ni M. Lechandelier de Pierreville.

– Imbéciles ! dit un vieux sévère àcheveux blancs. Ils ont tout, s’ils ont Lantenac.

– Ils ne l’ont pas encore, murmura un desjeunes.

Le vieillard répliqua :

– Lantenac pris, l’âme est prise. Lantenacmort, la Vendée est tuée.

– Qu’est-ce que c’est donc que ceLantenac ? demanda un bourgeois.

Un bourgeois répondit :

– C’est un ci-devant.

Et un autre reprit :

– C’est un de ceux qui fusillent lesfemmes.

Michelle Fléchard entendit, et dit :

– C’est vrai.

On se retourna.

Et elle ajouta :

– Puisqu’on m’a fusillée.

Le mot était singulier ; il fit l’effetd’une vivante qui se dit morte. On se mit à l’examiner, un peu detravers.

Elle était inquiétante à voir en effet,tressaillant de tout, effarée, frissonnante, ayant une anxiétéfauve, et si effrayée qu’elle était effrayante. Il y a dans ledésespoir de la femme on ne sait quoi de faible qui est terrible.On croit voir un être suspendu à l’extrémité du sort. Mais lespaysans prennent la chose plus en gros. L’un d’eux grommela :– Ça pourrait bien être une espionne.

– Taisez-vous donc, et allez-vous-en, lui dittout bas la bonne femme qui lui avait déjà parlé.

Michelle Fléchard répondit :

– Je ne fais pas de mal. Je cherche mesenfants.

La bonne femme regarda ceux qui regardaientMichelle Fléchard, se toucha le front du doigt en clignant del’œil, et dit :

– C’est une innocente.

Puis elle la prit à part, et lui donna unegalette de sarrasin.

Michelle Fléchard, sans remercier, morditavidement dans la galette.

– Oui, dirent les paysans, elle mange commeune bête, c’est une innocente.

Et le reste du rassemblement se dissipa. Touss’en allèrent l’un après l’autre.

Quand Michelle Fléchard eut mangé, elle dit àla paysanne :

– C’est bon, j’ai mangé. Maintenant, laTourgue ?

– Voilà que ça la reprend ! s’écria lapaysanne.

– Il faut que j’aille à la Tourgue. Dites-moile chemin de la Tourgue.

– Jamais ! dit la paysanne. Pour vousfaire tuer, n’est-ce pas ? D’ailleurs, je ne sais pas. Ah çà,vous êtes donc vraiment folle ? Écoutez, pauvre femme, vousavez l’air fatigué. Voulez-vous vous reposer chez moi ?

– Je ne me repose pas, dit la mère.

– Elle a les pieds tout écorchés, murmura lapaysanne.

Michelle Fléchard reprit :

– Puisque je vous dis qu’on m’a volé mesenfants. Une petite fille et deux petits garçons. Je viens ducarnichot qui est dans la forêt. On peut parler de moi àTellmarch-le-Caimand. Et puis à l’homme que j’ai rencontré dans lechamp là-bas. C’est le caimand qui m’a guérie. Il paraît quej’avais quelque chose de cassé. Tout cela, ce sont des choses quisont arrivées. Il y a encore le sergent Radoub. On peut lui parler.Il dira. Puisque c’est lui qui nous a rencontrés dans un bois.Trois. Je vous dis trois enfants. Même que l’aîné s’appelleRené-Jean. Je puis prouver tout cela. L’autre s’appelle Gros-Alain,et l’autre s’appelle Georgette. Mon mari est mort. On l’a tué. Ilétait métayer à Siscoignard. Vous avez l’air d’une bonne femme.Enseignez-moi mon chemin. Je ne suis pas une folle, je suis unemère. J’ai perdu mes enfants. Je les cherche. Voilà tout. Je nesais pas au juste d’où je viens. J’ai dormi cette nuit-ci sur de lapaille dans une grange. La Tourgue, voilà où je vais. Je ne suispas une voleuse. Vous voyez bien que je dis la vérité. On devraitm’aider à retrouver mes enfants. Je ne suis pas du pays. J’ai étéfusillée, mais je ne sais pas où.

La paysanne hocha la tête et dit :

– Écoutez, la passante. Dans des temps derévolution, il ne faut pas dire des choses qu’on ne comprend pas.Ça peut vous faire arrêter.

– Mais la Tourgue ! cria la mère. Madame,pour l’amour de l’enfant Jésus et de la sainte bonne Vierge duparadis, je vous en prie, madame, je vous en supplie, je vous enconjure, dites-moi par où l’on va pour aller à laTourgue !

La paysanne se mit en colère.

– Je ne le sais pas ! et je le sauraisque je ne le dirais pas ! Ce sont là de mauvais endroits. Onne va pas là.

– J’y vais pourtant, dit la mère.

Et elle se remit en route.

La paysanne la regarda s’éloigner etgrommela :

– Il faut cependant qu’elle mange.

Elle courut après Michelle Fléchard et lui mitune galette de blé noir dans la main.

– Voilà pour votre souper.

Michelle Fléchard prit le pain de sarrasin, nerépondit pas, ne tourna pas la tête, et continua de marcher.

Elle sortit du village. Comme elle atteignaitles dernières maisons, elle rencontra trois petits enfantsdéguenillés et pieds nus, qui passaient. Elle s’approcha d’eux etdit :

– Ceux-ci, c’est deux filles et un garçon.

Et voyant qu’ils regardaient son pain, elle leleur donna.

Les enfants prirent le pain et eurentpeur.

Elle s’enfonça dans la forêt.

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